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écrit de sa meilleure plume à la pauvre jeune reine qui n’y entend pas malice : « Ce lit à part, ces courses avec le comte d’Artois ont mis d’autant plus de chagrin dans mon âme, que j’en connois les conséquences et ne saurois vous les présenter trop vivement pour vous sauver de l’abyme où vous vous précipitez[1]. »

La sauver de l’abîme ! à propos de courses à cheval faites, de l’aveu du roi, au milieu de groupes nombreux d’hommes et de femmes de la cour ! Il y avait de quoi transformer toute arrivée de courrier en un sujet de fièvre. Il est vrai que les saillies et pétulances du comte d’Artois allaient parfois jusqu’à l’indiscrétion ; mais on sait par la reine elle-même avec quelle fermeté elle les réprimait. « Le comte d’Artois, disait-elle à Marie-Thérèse, est turbulent et n’a pas toujours la contenance qu’il faudrait ; mais ma chère maman peut être assurée que je sais l’arrêter dès qu’il commence des polissonneries[2], et loin de me prêter à des familiarités, je lui ai fait plus d’une fois des leçons mortifiantes en présence de ses frères et de ses sœurs[3]. » L’impératrice lui a recommandé d’être attachée à ses tantes, « princesses, avait-elle dit, pleines de vertus et de talens ; » puis un jour, la croyant gouvernée par elles, la voilà qui se répand en dures paroles sur ces princesses, « qui ne se sont fait estimer ni de leur père, ni du public, ni aimer dans leur particulier, qui se sont rendues odieuses, désagréables et ennuyées pour elles-mêmes et l’objet des cabales et tracasseries. » C’étaient là, il faut le reconnaître, de bien dangereuses suggestions contre la famille au sein de laquelle la jeune Marie-Antoinette était appelée à vivre. Grave inconvénient que de faire la guerre de loin : on court le risque d’être mal informé, de mal voir ou d’exagérer et de dicter de fausses démarches. Les paroles de l’impératrice auraient pu pousser trop loin la dauphine ; mais déjà les jalousies de la tante Adélaïde et ses dénigremens souterrains avaient éveillé les défiances de Marie-Antoinette, et lors de la disgrâce des Choiseul elle s’était trouvée dans l’isolement et traitée en étrangère. Au mois de décembre 1771, ses yeux s’étaient entièrement dessillés : elle avait compris qu’elle aurait gâté auprès des tantes « le fond de tendresse et de bonté » dont l’avait dotée la Providence, et qu’elle était traitée en enfant et en poupée. Alors, sans blesser aucun de ses entours, elle s’enveloppa prudemment de silence et voila son cœur.

Une autre pierre d’achoppement pour elle était la présence de

  1. 2 juin 1775. Arneth, p. 148.
  2. Il faut s’entendre sur ce mot comme il le faut faire pour tant d’autres des XVIIe et XVIIIe siècles. Ici polissonnerie veut dire étourderie, liberté, indiscrétion de jeunesse, et n’a point la portée que l’on y pourrait donner de nos jours.
  3. 16 novembre 1774. Arneth, p. 133.