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LE DERNIER AMOUR.

autour d’elle, ma pensée n’eût pas seulement effleuré la compagne de Tonino, et cela à vingt-cinq ans tout comme à cinquante. Je pouvais regarder dans mon passé ardent et viril, je n’y trouvais pas une souillure. Je n’avais pas à rougir d’une heure où l’animalité des sens l’avait emporté en moi sur la probité de l’âme. J’étais donc tout simplement un honnête homme. Il n’y avait pas de quoi s’enorgueillir sans doute, mais il y avait de quoi se consoler et sentir en soi une force patiente et une sorte de joie austère. Ces malheureux qui travaillaient à m’avilir avaient entrepris l’impossible. J’étais mon juge et le leur. Ils m’avaient lâchement volé mon repos, mon bonheur, ma poésie, ma croyance en eux, tout ce qui avait servi de base à ma nouvelle existence. Il ne leur restait plus qu’à m’assassiner. Pourquoi non ? Se défaire de la Vanina et de moi eût été logique ; mais m’ôter une parcelle de ma valeur morale pour s’en parer aux yeux l’un de l’autre, voilà ce qu’ils ne pouvaient pas !

Tonino partait comme je rentrais. Il me fit, comme de coutume, des adieux enjoués et tendres. — Eh bien ! lui dit Félicie, tu ne l’embrasses pas, ton père ?

Il m’appelait son père ! il m’embrassa. Je pensai à la légende du baiser de Judas. Je me laissai embrasser.

Je m’absentai le lendemain. Sous prétexte de nouvelles observations sur le cours des eaux de neige, j’allai réfléchir et essayer de me reposer à la Quille. J’étais fatigué comme si j’avais fait le tour du monde. L’enthousiasme de la veille était trop surhumain pour être durable ; il fallait payer mon tribut à la nature.

J’eus de terribles accès de fièvre, du chagrin amer, des colères dévorantes, des indignations à tout briser. Je fus exaspéré, je fus abattu. Deux jours et deux nuits se passèrent ainsi. Le troisième jour, je fus calme et je dormis. Il fallait prendre un parti au plus vite. Deux fois Félicie, inquiète de mon absence, était montée à mon chalet. Deux fois, la voyant arriver, je m’étais soustrait à l’angoisse de sa présence en me réfugiant dans des retraites inaccessibles. Je ne voulais pas me venger sur sa santé et sur sa vie, je ne voulais pas exploiter ses remords ou ses craintes. Cela ne m’eût point semblé digne d’un homme.

Je ne pus arrêter qu’un plan provisoire. Avant de disposer de mon avenir et de celui de ma femme, il me fallait connaître tous les détails de notre situation, me rendre un compte exact de la vérité, et prononcer dans ma conscience sans erreur et sans défaillance. Interroger Félicie n’était pas le moyen de saisir le vrai ; elle savait mentir, je n’en pouvais plus douter. Et quand même j’arriverais à lui arracher la confession complète des faits, jamais elle ne pourrait m’en faire saisir les vraies causes. J’avais bien constaté