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Et ce qu’il admirait et célébrait le plus en lui, ce n’était pas sa sagacité, son audace, ses découvertes de toute sorte : il vantait surtout sa clarté, sa précision, sa simplicité, et il mettait dans cet éloge un accent tout particulier, comme s’il m’eût dit : Quant aux idées, j’ai les miennes, que je ne crois pas inférieures à celles de Descartes; mais que n’ai-je comme lui l’art de les exposer ! Une chose bien surprenante, c’est que M. Hegel n’éprouvait pas une très vive admiration pour Leibniz ; il ne paraissait pas même en avoir une connaissance approfondie, et plus d’une fois j’ai dû prendre la défense de l’immortel fondateur de la philosophie en Allemagne contre son dernier et illustre successeur. M. Hegel avait soumis l’histoire de la philosophie à des classifications systématiques où les individus n’étaient plus que les représentans et pour ainsi parler les ombres de catégories métaphysiques, et perdaient toute physionomie particulière, à l’exception de quelques personnages privilégiés qui imposaient à leur historien une étude spéciale et développée, tels que Socrate, Platon, Aristote, Descartes, et M. Hegel ne mettait pas l’auteur de la Théodicée dans cette grande compagnie.

On peut dire que M. Hegel régnait dans ce royaume des abstractions et des généralités qu’on appelle la philosophie de l’histoire. Il se mouvait avec la plus parfaite aisance dans cette espèce de géométrie ou plutôt de scolastique appliquée à l’histoire de l’humanité. Toutes les difficultés qui arrêtent les historiens ordinaires disparaissaient devant lui, et pour vous expliquer les grandes choses et les grands hommes il vous présentait les formules les plus extraordinaires sans le moindre embarras, et comme s’il vous eût tenu les propos les plus simples. Son visage était l’image de sa pensée. Ses traits prononcés et sévères, mais tranquilles et sereins, son parler lent et rare, mais ferme, son regard calme, mais décidé, tout en lui était l’emblème d’une réflexion profonde, d’une conviction parfaitement arrêtée, exempte de toute incertitude et de toute agitation, arrivée à la paix du plus absolu dogmatisme. On n’imaginait pas que, dans quelque condition où le sort l’eût jeté, il eût jamais pu faire autre chose que réfléchir et penser, et M. Hegel était né métaphysicien comme Goethe était né poète et Napoléon général.


VICTOR COUSIN.