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— Dieu fasse grâce à toutes ces nouveautés ! dit-il. Il est une autre chose qui m’inquiète. Vos corporations ne sont pas des confréries, et je cherche en vain le patron de la barque. Mon ami, serviteur à la raison ! c’est une perle, et je la crois fine ; mais si j’avais à fonder quelque chose, cité ou boutique, il n’importe, le moindre saint, fût-ce saint Crépin, serait bien mieux mon affaire… Rappelez-vous plutôt le mot de de Maistre : — « À la religion seule il est possible de faire danser le peuple un certain jour de chaque année, dans un certain endroit. »

— Vous mettez la raison au défi, lui dis-je. L’événement vous répondra.

— La raison ! la raison ! Dieu merci, nous la voyons à l’œuvre, et nous savons par expérience ce qu’elle sait faire, et que les sociétés ennuyeuses sont ses chefs-d’œuvre ; car enfin, n’est-ce pas bizarre ? toute tradition a péri, la fantaisie nous gouverne, et pourtant dans cette société de hasard quelle uniformité ! Plus d’originaux ; nous nous copions servilement les uns les autres ; chacun s’applique à ressembler à tout le monde, toutes les destinées sont taillées sur le même patron. Dans les temps de superstition, il en allait autrement. Le moyen âge admettait les divers états de la vie. Il y en avait alors pour toutes les humeurs, pour tous les tours d’esprit.

Et tenez, un historien que je relis presque chaque soir, Orderic Vital, que j’appellerais volontiers le Plutarque normand du XIIe siècle… Figurez-vous un enfant anglais de dix ans que son père condamne à passer la mer pour aller s’ensevelir dans un monastère de Normandie, dans l’abbaye d’Ouche. Il y grandit, s’éprend d’une belle passion pour la poussière des parchemins, et, devenu homme de sens et de clergie, il est commis par ses supérieurs à l’emploi d’historiographe du couvent. Ce sera l’occupation de toutes ses heures, la tâche et les délices de sa vie ; il y consacre tous ses soins ; que dis-je ? cette histoire est sa dame, et jamais chevalier servant ne brûla pour sa maîtresse d’une flamme plus vive. Ouche et le monde, il veut tout raconter. La vie intérieure du couvent, les changemens dans la règle, les démêlés de l’abbé et du prieur, les chapitres généraux, la mort de celui-ci, le noviciat de celui-là, et les agrandissemens de sa chère abbaye, les donations qui lui sont faites… Hier c’était le péage d’Alençon ; aujourd’hui, des moulins, des terres, un droit de vainc pâture… Et pour varier ses récits il se complaît à pourtraire tous les barons des environs, les uns chevaliers de los et de renom, les autres maldisans et malfaisans ; ces derniers, il ne les épargne guère ; il peint dans leur sombre horreur les entreprises de ces mécréans contre les moutiers et les églises, sachant que dans la lutte inégale entre les