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résulta cette utopie diplomatique qu’on a appelée « le système de l’équilibre européen. »

Étant admis que toute maison royale tend et doit tendre incessamment à s’agrandir par la conquête, on imagina, pour conserver le repos et la sécurité nécessaires à tous, une espèce de gravitation politique, agissant de manière à contre-balancer les forces pour les neutraliser. Dans ce système, chaque maison souveraine pèse et est classée dans l’ensemble en raison de sa puissance militaire connue et de la puissance fédérative qui lui est attribuée. En temps ordinaire, c’est-à-dire sous l’empire des traités, quatre ou cinq grands états, auxquels les états secondaires sont subordonnés comme des satellites, se tiennent en respect. Si l’une de ces forces devient menaçante par sa prépondérance, les autres se groupent instantanément pour lui faire contre-poids : l’équilibre naît ainsi de deux tendances contraires, l’ardeur de chacun pour envahir et l’accord des autres pour réprimer l’envahisseur.

Pendant près de deux siècles, cette prétendue loi d’équilibre a été célébrée comme une des grandes inventions de l’esprit humain, et on l’invoque encore par habitude. Annoncée comme un principe de paix, elle a tenu assez mal ses promesses : ce n’est pas la première fois que la remarque en est faite. Pour ne parler que de la période ancienne, celle qui court du traité de Westphalie jusqu’à la révolution française, la France a eu pour sa part, dans cet intervalle, soixante-dix ans de guerre et autant d’années de paix. Cinq guerres ont été entreprises pour faire valoir des droits de famille ; quatre guerres ont eu pour causes des cupidités ou des antipathies princières ; deux fois il y eut à sauvegarder des intérêts commerciaux. Au surplus, à cette époque où les peuples avaient pour maxime de s’isoler et de vivre en eux-mêmes, une pondération assez exacte pour immobiliser les forces aurait tenu l’Europe dans l’engourdissement. Il fallait un moteur : ce fut l’ambition des princes. Les domaines royaux, terres et sujets, étant considérés comme des patrimoines transmis par Dieu avec l’obligation de les conserver et de les agrandir pour les fortifier, la conquête devint un principe, et la guerre un moyen. Les souverains de droit divin, indépendans les uns à l’égard des autres, ne reconnaissant aucune loi au-dessus d’eux, si ce n’est la loi du plus fort, étaient contenus par l’obstacle d’une force collective, mais non paralysés. Si la prétendue balance politique n’empêchait pas la guerre, elle servait du moins à contrecarrer certaines puissances dont l’expansion anormale, comme celle des conquérans asiatiques, eût été un fléau pour la civilisation.

Le système de l’équilibre avait son côté faible. Essentiellement monarchique, il ne tenait pas compte des peuples. Aussi a-t-il été