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mer un caractère extérieur et distinctif, un sentiment, un droit. — Il est ridicule de prétendre que la race est le principe et le lien des nations, que toute agglomération d’hommes a le désir et le droit de former un état à part par le seul fait qu’elle présente les caractères distinctifs d’une race. Cette hypothèse absolue ne soutient pas l’examen et n’a plus de défenseurs. — La tendance actuelle est de grouper les peuples par grandes masses géographiques en consultant autant que possible les affinités de langage et de mœurs. Il s’agit, nous dit-on, de classer définitivement l’Europe en sept ou huit grandes dominations disposées à maintenir entre elles une sorte d’équilibre par l’identité de leurs régimes et l’entente de leurs gouvernemens. Cette concentration des peuples, sous prétexte de nationalités, est une manœuvre de guerre avantageuse en certaines occasions : l’Italie lui devra son affranchissement; mais le principe des nationalités, ainsi compris et érigé en système général, exigerait une force énorme de centralisation pour contenir les peuples dans leurs cadres immuables; on aboutirait par là au despotisme militaire, et je ne vois pas ce que l’humanité y aurait gagné. — Si maintenant on ne veut voir dans le nouveau droit des gens que la faculté restituée aux peuples de se grouper en nations, de se gouverner sans pression extérieure, sans tyrannie des faits préexistans, sans autre mobile que leurs sympathies ou leurs convenances, l’invention n’est pas nouvelle : nos pères l’ont signalée en proclamant les droits de l’homme. Il faut reconnaître que, dans l’état actuel des choses, le dogme de 1789, la souveraineté du peuple, est tellement contrecarré par les faits, les traités, les préjugés populaires, les ambitions personnelles, qu’il ne pèse pas d’un bien grand poids dans la politique; mais en même temps on doit constater qu’une évolution dans l’économie sociale, fondamentale, irrésistible, transforme les milieux de la politique, et tend envers et contre tous à faire de l’utopie de 1789 une réalité.

Les gens accoutumés au maniement des affaires positives trouveront peut-être ces distinctions bien subtiles; il leur répugnera d’y appliquer leurs pensées : ce serait un tort. Quand un mot, futile et indéfinissable en apparence, ébranle le monde, c’est qu’il y a sous ce mot une idée, un sentiment, une force motrice. Il me semble urgent que les hommes éclairés se fassent une opinion nette et précise sur la doctrine des nationalités; c’est le moyen de prévenir l’abus qu’on en pourrait faire aujourd’hui, et de hâter l’avènement de cette phase sociale où les mots u nationalité » et « liberté » seront synonymes.


ANDRE COCHUT.