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LE DERNIER AMOUR.

Elle m’écouta en silence, la tête penchée sur son assiette. Nous étions à table, la bouilloire chantait dans l’âtre. Elle se leva et me servit le café. Sa main ne tremblait pas, ses mouvemens étaient libres, son regard était fier et froid. Elle eût semblé à tout autre que moi n’avoir pas compris ; mais loin de là, je fus effrayé de sa tranquillité apparente. Était-elle offensée de ma douceur ? Avais-je été trop explicite ? Ne fallait-il pas l’être assez pour qu’elle n’osât plus revendiquer l’amour ?

Nous passions toujours la soirée ensemble, je lui faisais la lecture quand elle me le demandait. Elle me le demanda ce soir-là, je la priai de choisir elle-même le livre. Elle m’apporta les Affinités électives de Goethe, et je commençai à lire, redoutant quelque projet de discussion amenée par le choix étrange de cette lecture ; mais je vis bientôt qu’elle ne m’écoutait pas. Elle avait pris son aiguille et ne s’en servait pas. Ses yeux étaient fixés sur la table, ils se fermèrent, elle dormait.

Elle était sujette, comme toutes les personnes actives, levées avec le jour, à ces lassitudes soudaines. Je baissai la voix peu à peu, je fermai le livre, je la regardai. Elle était pâle, mais elle dormait avec une respiration égale, et elle reposa ainsi près d’une heure sans faire un mouvement. Son pouls était calme et seulement un peu faible quand elle s’éveilla.

— Est-ce que vous me croyez malade ? me dit-elle. Je ne le suis pas.

— Non, mais il vous faudrait revenir aux toniques durant quelques jours. Vous n’êtes pas aussi forte que de coutume.

— Vous n’y connaissez rien, reprit-elle avec une certaine brusquerie ; je ne me suis jamais mieux portée. J’ai besoin de repos, voilà tout. Permettez-moi de me retirer.

Elle rangea ses boîtes avec le plus grand soin, alla parler à ses servantes, donna des ordres pour le lendemain, selon son habitude, et revint pour fermer les contrevents de la salle. Je ne lui laissais jamais prendre ce soin elle-même. Je l’en empêchai donc, disant qu’elle n’avait pas besoin de me rappeler l’heure.

— Bah ! me répondit-elle avec une aigreur singulière, cela vous ennuie de songer à ces choses-là ! Allez travailler là-haut. Je suis sûre qu’il y a longtemps que vous voudriez être seul.

— Qu’avez-vous, Félicie ? lui dis-je en lui prenant la main. Vous ai-je montré quelque lassitude de votre société, quelque impatience de me retirer ?

— Non, répondit-elle avec une amertume croissante. J’ai tort ! C’est vous qui avez toujours raison, n’est-ce pas ?

Elle me quitta sur ces mots cruels et si profondément injustes