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la fin de M. Comte. Je ne l’aurais pas employé, croyant que ces absurdités sont plutôt pathologiques que philosophiques; mais ce qui blesse mon sentiment d’équité et même d’artiste, c’est que ce triste mot soit le dernier sur lequel on laisse le lecteur, et qu’une phrase digne de M. Comte et de M. Mill ne reporte pas l’esprit sur les grandeurs de l’homme et de son œuvre[1].

Ce mot malheureux, sur lequel je n’aurais pas voulu que M. Mill quittât M. Comte, je ne veux pas à mon tour qu’il soit le dernier sur lequel je quitte ici M. Mill, et je prends dans le commencement un morceau de critique élevée sur les devoirs de la critique à l’égard des grandes nouveautés, morceau que je donne comme un enseignement et comme un modèle.


« C’eût été une faute, si les penseurs dont M. Comte a gagné et gardé l’admiration, sinon l’adhésion, s’étaient tout d’abord occupés d’attirer l’attention sur ce qu’ils regardaient comme des erreurs en son grand ouvrage. Tant que dans le monde de la pensée il n’avait pas pris la place qui lui convenait, l’affaire importante était non de le critiquer, mais de le faire connaître. En mettant sur les points vulnérables le doigt de ceux qui ne connaissaient ni n’étaient en état de connaître la grandeur du livre, on en retardait indéfiniment la juste appréciation sans avoir pour excuse la nécessité de se garder de quelque grave inconvénient. Aussi longtemps qu’un écrivain a peu de lecteurs et nulle influence sinon sur les penseurs indépendans, la seule chose qu’on y doive considérer est ce qu’il peut nous enseigner. S’il est quelque point où il se trouve avoir moins de lumière que nous n’en avons déjà, il est loisible de n’y pas prendre garde jusqu’à ce que le temps arrive où ses erreurs peuvent faire du mal. La haute place que M. Comte a désormais obtenue parmi les penseurs européens et l’influence croissante de son principal ouvrage, si elles inspirent plus de confiance pour entreprendre de recommander au public les fortes parties de sa philosophie, font que pour la première fois il n’est pas inopportun de discuter ses méprises. Les erreurs qu’il a commises peuvent maintenant devenir dommageables, tandis que la libre critique de ces erreurs a cessé de l’être. »


J’en ai fini avec le préambule; mais il a bien fallu introduire M. Comte et M. Mill et préparer le débat.

  1. Quelque chose de ce que je demande se trouve un peu plus haut, et M. Mill m’accuserait avec raison de n’être pas équitable, si je ne citais ces lignes écrites avec un cœur touché : « D’autres peuvent rire, mais nous, nous pleurerions plutôt à la vue douloureuse de cette décadence d’un grand esprit. M. Comte reprochait à ses premiers admirateurs anglais d’entretenir la conspiration du silence à l’égard de ses dernières productions. Le lecteur peut maintenant juger si un tel silence n’est pas suffisamment expliqué par un souci délicat de sa réputation et par une crainte consciencieuse de jeter un discrédit immérité sur les nobles spéculations de sa première carrière. » On peut voir dans mon livre sur Auguste Comte et la Philosophie positive, p. 517-591, ce que j’ai dit des dernières productions de M. Comte; je n’y reviens pas dans le présent travail.