Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

généreux comme ces jeunes héros, les frères Bandiera, qui allaient mourir à Naples en brandissant prématurément le drapeau de l’unité italienne. Complots, organisations occultes, préméditations violentes semblent répugner au génie vénitien, de telle sorte que pendant longtemps Venise a offert le spectacle du pays le plus durement traité par la domination étrangère et le moins révolutionnaire, comme si cette population brillante et opprimée eût compté avant tout sur son droit. Quelles sont en effet les premières manifestations par lesquelles la Vénétie commence à s’associer au mouvement italien ? Ce sont des manifestations toutes légales où se retrouve le vieil esprit positif et diplomatique de la race vénitienne. La première pensée de ceux qui les préparent, qui les dirigent, c’est de prouver que Venise n’a jamais été conquise, qu’elle a été livrée, que son droit est écrit encore dans un dernier plébiscite de 1797 que rien n’a pu effacer, c’est de réclamer l’exécution des lois que l’Autriche elle-même a faites, le respect des institutions qu’elle a créées.

Que la question du chemin de fer de Venise à Milan s’élève, ils entrent en lutte pour retenir l’entreprise dans des mains italiennes, pour défendre les intérêts nationaux contre l’invasion de la spéculation allemande, pour faire prévaloir le tracé qui reliera le plus vite la Vénétie et la Lombardie. Que les congrès scientifiques se réunissent, ils en profitent pour mettre en relief tout ce qui peut réveiller et intéresser les esprits, tout ce qui peut faire vibrer le patriotisme. Qu’un malheureux soit enfermé comme fou par un caprice d’arbitraire, ils disputent cette victime à la police, et eux-mêmes, bientôt mis en cause, menacés d’être à leur tour enfermés comme aliénés, jetés effectivement en prison, ils tiennent tête à un pouvoir qui semble plus embarrassé de ses propres lois que ceux qu’il poursuit. Tout devient prétexte. Et quel est l’homme enfin dont la figure se dessine entre toutes à l’origine de cette fermentation inattendue ? Ce n’est ni un soldat, ni un grand seigneur dévoré d’ambition, ni un artisan de conspirations violentes ; c’est un avocat, politique passionné et souple, légiste consommé, habile à tirer parti de toutes les circonstances, puissant par le sentiment du droit, audacieux et circonspect à la fois. En peu de temps, sa popularité est immense ; son nom, à peine connu la veille, devient un mot d’ordre, si bien qu’un jour, au sortir d’une réunion scientifique, un conseiller de la cour d’appel de Venise lui dit : « Vous serez le rédempteur de ce pays. — Avec ou sans crucifiement ? demandé l’avocat. — Sans crucifiement, je l’espère, répond lr conseiller, mais je nr le garantis pas. » Celui-là est bien, lui aussi, un précurseur dans l’ordre politique et pratique, et plus qu’un