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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/161

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cette vision mystique, lorsque brusquement une des divinités se lève, vient à nous du fond du sanctuaire et nous ouvre la grille à deux battans. Au son de sa voix, l’illusion fut dissipée, et nous vîmes que la rue entière était bordée de grilles pareilles. On aurait dit l’intérieur d’un couvent. Vous avez déjà deviné l’espèce de dieu qu’on y adore.

Les Havanais ont des mœurs relâchées, comme tous les peuples du midi. Ils comprennent autrement que nous la décence et l’honnêteté. Tandis que chez les peuples du nord la prostitution se déguise et se cache dans la foule, c’est une loi dans ce pays-ci qu’elle porte son enseigne et qu’elle soit publiquement étalée. L’usage établit jusqu’à une distinction de costume entre les femmes honnêtes et les femmes perdues. Celles-ci se reconnaissent à leur tête nue : même en plein jour et sous le soleil le plus ardent, elles n’ont pas le droit de jeter une mantille sur leurs cheveux, car cette coiffure est la marque distinctive des filles et des femmes sages. Encore n’est-il guère permis à une femme qui se respecte de sortir à pied dans la rue. J’en connais qui, après avoir tenté l’épreuve, se sont bien promis de ne jamais recommencer. Elles ont donc le choix entre leurs courses en volante par la ville, où elles vont de boutique en boutique, tuant la journée à faire des emplettes inutiles, ou bien la solitude et l’ennui d’une maison triste comme un cloître.

C’est à l’opéra qu’il faut voir les femmes de la société havanaise. Nous y allâmes hier soir entendre quelques actes d’un mélodrame espagnol, une espèce d’opéra tragi-comique mêlé de dialogues et de bouffonneries. La scène était, je crois, en Hongrie ou en Pologne ; on y voyait figurer des brigands, des gendarmes, des moines, et toute la défroque théâtrale de l’ancien monde. La musique était bruyante, cuivrée, détestable ; mais nous ne l’écoutions guère, et nos yeux étaient plus occupés que nos oreilles. La salle de l’opéra de la Havane est peut-être la plus grande du monde après celle de Milan. Il n’y a pas de parterre, et les places d’orchestre occupent tout le plancher de la salle, bien qu’elles soient d’un prix fort élevé. Aussi le spectacle est-il à la Havane un plaisir raffiné, point du tout populaire, et il n’est guère fréquenté que par les étrangers et les riches. Pour une ville de deux cent mille âmes peut-être, il n’y a que deux théâtres, le théâtre français et l’opéra, qui en général alternent et ne sont ouverts que de deux jours l’un. Du reste il y a peu de spectateurs pour une salle si grande. Ce qu’il faut dans ce climat, ce ne sont pas d’épais coussins ni des rideaux de velours, mais de l’air, de l’espace, de larges entrées. Le public de l’orchestre est un curieux mélange de toutes les modes et de toutes les nations