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Charleston, où parmi les décombres et les cadavres, à travers une triple cuirasse de navires de guerre, un peu d’oxygène passait encore dans leur atmosphère épuisée. Voici maintenant Charleston évacué par leurs troupes. Je conseille donc à mon voisin de table de liquider les affaires et de plier bagage au plus vite, s’il ne veut payer en un jour trois ans de spéculations coupables.

On dit qu’il y a en rade à cette heure un vaisseau belge qui apporte une soixantaine de coulies de l’Inde, car la traite des nègres est interdite, mais non pas celle des coulies. On les prend partout, en Chine, en Malaisie, aux Indes, non pas précisément par force, mais, ce qui est pire, en les décidant par de fausses promesses. Esclaves, ils ne le sont pas, puisqu’ils se sont librement engagés. Ils sont libres, mais de cette liberté virtuelle du galérien qui passe sa vie les fers aux pieds : comme les nègres, on les conduit par ban des enchaînées. Étant libres, ils doivent payer leur passage, et, comme ils sont insolvables, ils sont vendus, ainsi que les débiteurs à Rome, pour cinq, six, huit années de servitude, après quoi la loi, une loi paternelle et protectrice, prend soin qu’ils ne tombent pas dans une oisiveté malsaine, et les oblige à se vendre pour quatre années de plus. Après cette longue épreuve, ils se figurent, et vous croyez peut-être qu’ils ont assez lavé la tache originelle et payé l’inestimable bienfait d’être enrôlés comme bêtes de somme, comme machines au service de l’homme blanc. Les voilà libres, enfin citoyens de leur patrie nouvelle ; on les appellera désormais señor, comme les hommes blancs. Point du tout, la tache est indélébile, et le préjugé public les tient dans une condition dépendante et humiliée, pire peut-être que celle du noir natif de l’île et du mulâtre affranchi. Quand une fois le pauvre esclave est bien et dûment expédié dans quelque coin retiré de l’île, qui donc, je vous le demande, ira voir si son temps de service est expiré ? Qui prêtera l’appui de la force publique à son droit méconnu ? Le gouvernement a d’autres soins que de venir à son aide : on sait du reste comment lui clore la bouche ; son métier est de faire de l’argent, et non pas de gouverner ni de faire observer les lois. Une saignée profonde et continuelle, c’est le seul emploi possible de ce mécanisme suranné. Son unique fonction est de tenir en sujétion docile la siempre fiel isla de Cuba[1], et de faire aboutir au trésor public tous les ruisseaux de sa richesse. Les fonctionnaires sont autant de sangsues affamées qui, des marais stagnans de la mère-patrie, viennent s’engraisser sur la chair fraîche de la colonie. — Une police, une armée, une

  1. Les Espagnols, qui sont détestés à Cuba et qui sentent eux-mêmes leur empire menacé dans la colonie, s’obstinent néanmoins à l’appeler l’île « toujours fidèle. »