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tous ces discours dont on harcelait ma patience. Je restais pourtant, et rien, si j’avais voulu, ne m’eût empêchée de m’en aller ; mais, une fois hors de cette chambre, où chercherais-je un asile ? Séparée de Marsh, à quel visage humain pourrais-je adresser un regard ami ? Je m’obstinais donc et demeurais pendant des journées entières, inerte et somnolente à l’angle de ce misérable foyer, me refusant à penser, ne bougeant qu’à la dernière extrémité, courbée sous le décret du sort, attendant que la nécessité me fît entendre sa voix impérieuse. Plongée dans le mal comme dans une sorte de torrent bourbeux, je lui tenais tête, et j’employais tout ce qui me restait de force à reculer l’instant où toute résistance deviendrait évidemment inutile.

« Voici sept journées que je lutte ainsi, sans aucun espoir. Il faut pourtant que vous sachiez ce qui en est. C’est ce qui m’a fait employer la soirée d’hier et celle d’aujourd’hui à tracer pour vous le récit exact de ce qui s’est passé depuis ma sortie de chez les Evans. Mon porte-monnaie est à peu près vide. Susan me rudoie plus que jamais, et si elle n’avait ouï parler de ce dépôt à la Saving-bank, j’imagine qu’elle et Polly m’auraient déjà mise à la porte. Le jour elles se contiennent encore assez, mais le soir, vers minuit, quand elles rentrent à grand bruit, l’œil allumé, la joue pourpre, la voix enrouée, la langue épaisse, elles ne m’épargnent guère le sarcasme et l’insulte. Encore une fois, rien ne m’empêcherait de les quitter ; mais je me sens retenue auprès d’elles par une chaîne invisible. Avant d’avoir causé avec vous de ces sortes de choses, avant que vous m’eussiez guérie de ces folles idées, j’aurais cru à quelque sort jeté sur moi… Miss Weston, vous savez tout. Je suis sûre qu’au fond vous avez pitié de votre pauvre prisonnière. Si elle ose vous écrire, c’est qu’elle n’a pas encore tout à fait succombé. Vos chastes mains pourront sans se souiller ouvrir cette lettre… Demain peut-être, dans quelques jours à coup sûr, je ne me sentirai plus autorisée à vous occuper de moi, même pour vous demander pardon… »

Faut-il maintenant, oui ou non, envoyer ces pages à mistress Evans ? Comprendra-t-elle comme moi la franchise de ces aveux ? Comment l’affectera la torpeur résignée avec laquelle Jane accepte d’avance l’inévitable rechute vers laquelle son passé la conduit pas à pas ? J’hésite, je réfléchis, je crains de faire fausse route. Où êtes-vous, Henry Gillespie ?