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l’abbé les eût si différemment représentées. Ce penchant à la critique faillit même devenir fatal au pauvre chevalier, car, craignant que l’indépendance de ses opinions ne leur nuisît au retour, ses compagnons imaginèrent, malgré sa répugnance, de le laisser derrière eux sous le titre pompeux et dérisoire de grand-amiral, général des armées du roi de Siam. Il ne revit la France que trois ans plus tard, après une série de péripéties qui, même en ces temps d’aventures, eussent suffi à défrayer dix héros de roman. Louis XIV le questionna longuement, et lui demanda d’abord si le pays était riche. « Sire, répondit Forbin, le royaume de Siam ne produit rien et ne consomme rien. — C’est beaucoup dire en peu de mots, répliqua le roi. Et les missionnaires ont-ils converti beaucoup de Siamois ? — Pas un seul, sire. » La conversation continua sur ce ton, et le vindicatif officier, lorsque son auguste interlocuteur lui demanda si le roi de Siam songeait véritablement à se faire chrétien, ne manqua pas de répondre qu’il n’y avait jamais songé, et que nul mortel ne serait assez hardi pour lui en faire la proposition. C’était l’exacte vérité en dépit de l’affirmation différente non-seulement des missionnaires, mais de l’abbé de Choisy. Ces lectures nous semblaient renouer la chaîne des temps, quoique notre visite à Siam ne fût que de pure courtoisie, sans nulle complication de propagande, et chacun de nous était encore plein du souvenir de nos prédécesseurs, ainsi que du caractéristique épisode dont ils ont doté le grand siècle, lorsqu’à l’aube du troisième jour qui suivit le départ de Singapore, nous aperçûmes au nord l’embouchure du Meinam, basse et noyée sous une uniforme litière de palétuviers.

Le royaume de Siam avait traversé bien des guerres, vu bien des révolutions depuis que le chevalier de Chaumont y était venu tenter son œuvre de conversion. À cette époque, le principal promoteur de ces relations avec la France avait été un aventurier de génie, Constance Phaulkon, amené dans ces lointains parages par les hasards d’une vie inquiète et vagabonde. D’origine grecque selon les uns, vénitienne selon les autres, fils d’un gouverneur ou d’un cabaretier de l’île de Céphalonie, on ne sait, et mousse dès l’âge de dix ans, il commença par naviguer avec les Anglais, dont il embrassa même la religion, et ne les quitta que pour accepter un emploi à la cour de Siam, où ses talens naturels, unis à l’empire sans bornes qu’il sut prendre sur l’esprit du roi, le portèrent promptement à la première place. Afin de se consolider par le prestige des alliances européennes, il jeta les yeux sur la France, comme étant seule alors en état de balancer l’influence croissante de la Hollande et de l’Angleterre dans ces mers. Il commença donc par intéresser les missionnaires à sa cause en abjurant le protestantisme, et décida