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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/59

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jaloux, rusés, experts en toute sorte de mensonges, sujets à des caprices inexplicables, toujours prêts à la révolte, parfois ne reculant pas devant le meurtre…

La cloche d’appel m’a interrompue. Elle annonçait l’arrivée de deux convicts. C’était à moi de les recevoir en l’absence de la matrone que j’assiste. J’avais à prendre note de leur nom, de leur âge, du crime qu’elles ont à expier, du terme de leur sentence,… et trop heureuse si ma tâche se fût bornée là ; mais il fallait leur faire subir une opération préliminaire qui, toute simple pour un homme, rencontre chez les femmes une répugnance incroyable. La règle veut impérieusement que les cheveux de la condamnée tombent sous le ciseau avant même qu’elle ait pris le bain d’entrée, avant qu’elle ait revêtu le triste uniforme. Or ces femmes qui se sont placées au-dessus de toute loi, qui ont affronté par des crimes quelquefois odieux la vindicte des hommes et la justice divine, faiblissent ordinairement devant cette espèce de flétrissure qui va les enlaidir, et qui porte atteinte à leur vanité ; elles pleurent, supplient, tombent à genoux, se relèvent furieuses, et parfois, résistant à force ouverte, nous contraignent à requérir l’assistance des agens de police.

Aujourd’hui, grâce à Dieu, ces terribles extrémités m’ont été épargnées. J’ai même eu, je dois vous l’avouer, quelques bons momens, et le plus difficile tout d’abord a été de garder le sérieux imperturbable qu’exigeaient les circonstances. La première des deux condamnées avait environ soixante ans, et le nombre de ses cheveux égalait à peine celui des hivers qui les avaient blanchis. C’était ce que nous appelons un « vieil oiseau de prison, » et les deux tiers de sa longue existence avaient dû se passer entre quatre murailles. Aussi m’abordait-elle avec la plus engageante familiarité ; mais à la vue des ciseaux, contre toute attente, elle se rebiffa. — Non, disait-elle, se crêtant comme une duchesse, non, ma bonne miss, ceci ne se fera point !… Et comme j’insistais, la règle n’admettant point d’exception pour cause d’âge : — Il n’est pas question d’âge, reprit-elle, de plus en plus piquée ; mais depuis ma dernière sortie les choses ont bien changé. Vous n’avez plus le droit de toucher à un cheveu de ma tête…

Ceci était dit avec une solennité qui me troubla presque.

— Et la raison ? lui demandai-je stupéfaite.

—La raison,… c’est que je suis mariée.

Ici, prise à court, je faillis éclater malgré moi. Le regard triomphant de cette femme était, je vous assure, du plus haut comique.

— Hélas ! lui dis-je, vous êtes dans une erreur complète. Mariée ou non, il faut en arriver là.