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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/624

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criards ; ils hâtent la mesure jusqu’à ce qu’on n’entende plus qu’une cacophonie informe et diabolique.

Mais revenons à la Havane où je vous ai quittés. Nous disons adieu avec joie à notre taudis du cinquième étage, en nous promettant d’y revenir le plus tard possible. A la station du chemin de fer, l’embarquement des bagages est difficile : il faut enregistrer et peser séparément chacune de nos malles. Nous voilà pourtant commodément assis sur nos chaises de cannes, dans un wagon aromatisé de l’encens de vingt cigarettes, observant tour à tour le paysage et nos compagnons.

Ceux-ci sont bien vêtus pour la plupart et appartiennent évidemment à la classe aisée ; nous ne sommes plus aux États-Unis, dans le pays de l’égalité forcée, et celui dont la bourse est légère ne se croit pas humilié pour prendre la seconde classe. Les nègres, les gens de couleur y sont d’ailleurs relégués par l’usage ; mais j’ai peine à croire que le sang blanc tout seul coule dans les veines de mes voisins. Ils ont pour la plupart le teint pâle et noirâtre, d’un brun sans reflets, les yeux trop sombres pour des blancs, la bouche large et épaisse, les pommettes osseuses, les cheveux droits, noirs et plats. Est-ce le sang africain mêlé en dose infinitésimale à la race cubaine ? Est-ce, comme on le dit, un ancien mélange de sang indien ? Je ne prétends pas le savoir, mais il est visible que le créole de Cuba n’est pas le descendant légitime de l’ancien colon espagnol. C’est le fils d’une mésalliance, un bâtard qui, comme cela se voit souvent, vaut mieux que le fils de famille, et qui aspire à secouer l’espèce de domesticité qu’on lui impose. À ce vieux fond de la race créole et aborigène sont venues se joindre bien des familles espagnoles qui ont embrassé les sentimens et les intérêts de leur patrie nouvelle, des Américains, des Allemands, tout à fait transformés en méridionaux, des Français enfin qui, malgré l’ordre d’exil prononcé contre eux autrefois par les Espagnols, ont déjà fait souche dans l’aristocratie territoriale de la colonie. On rencontre souvent des figures qui rappellent le mélange ancien de la race blanche et de la race cuivrée. Telle est cette femme aux yeux durs et farouches, d’une forte charpente, avec une peau d’un brun fauve, qui me rappelle certaines beautés mexicaines admirées dans le monde parisien. Il n’y a rien dans son visage de l’enfantine bonne humeur du nègre, il y a au contraire un je ne sais quoi de sauvage et de brutal. Cette étrange créature, avec ses mouvemens violens, ses regards, fixes, ses gestes impétueux et l’animation étourdissante de son langage, est aussi éloignée du type européen et moderne de la femme que la louve sauvage est différente de la paresseuse levrette d’appartement.