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le portrait bourgeois qu’on nous en fait. L’épithète est prématurée et antidatée. Ce qui sera vrai en 1779 l’est beaucoup moins sans doute en 1741. Une erreur de quarante ans dans le portrait d’une femme ! De là une méprise d’un genre nouveau, produit d’une nouvelle mode historique : l’anachronisme pittoresque.

En quittant ce musée des infirmités et des difformités humaines, où l’imagination de M. Michelet nous ensorcele par une magie qui nous irrite, et fait jouer avec puissance le talisman de la laideur, on est porté à se demander si de ces exhibitions prolongées, de cet assemblage incohérent de couleurs voyantes, l’esprit peut tirer quelque instruction solide et quelque profit réel. Où placer la limite qui sépare la vérité de la fiction ? Ces personnages étaient-ils bien tels qu’ils sont décrits ? N’étaient-ils que cela ? Où finit en chacun d’eux l’empire de l’être inférieur ? Où commence l’ascendant des facultés maîtresses ? Dans cet embrouillement du moral et du physique, je ne distingue plus ce qui est fatal de ce qui est libre ; je ne sais si j’ai sous les yeux de monstrueux caprices de la nature ou les dépravations d’une volonté corrompue. Ces malades, ces fous, ces vicieux, qui m’étourdissent de l’étalage bruyant de leurs misères privées, ne me laissent apercevoir ni le mérite ni la responsabilité de l’homme public, ministre, roi, diplomate ou capitaine. La tyrannie de la chair est l’excuse de l’esprit. Assiégé de perplexités, craignant d’être la dupe d’une hallucination, je perds à la fois l’intelligence de ce qui se passe et les moyens de le juger. Devant les excès de la description, toute évidence disparaît et la moralité s’éloigne.

Quelle peut être en effet l’autorité d’un témoignage où la fantaisie joue un si grand rôle ? Sur quels fondemens solides reposent ces compositions originales dont le charme est étrange, mais irrésistible ? La vérité historique, pour s’établir, met en œuvre deux sortes de documens : ceux qui donnent la certitude et ceux qui s’arrêtent à la probabilité. Le génie lucide de M. Thiers, si pénétrant dans l’analyse et d’une ampleur si aisée dans la synthèse, nous a montré quel parti on peut tirer des papiers d’état, des correspondances officielles, et ce que deviennent de tels matériaux sous une main puissante ou habile. De laborieux disciples continuent sa tradition avec intelligence. La seconde classe, celle qui comprend les mémoires, les chroniques, les journaux privés, les légendes de l’enthousiasme et celles de la médisance, toutes les formes de l’observation grave, spirituelle ou frivole, est aussi variée qu’étendue ; rien de plus incertain que son crédit ; dans certaines pièces il monte très haut, il touche à la solidité de l’officiel ; dans d’autres, et malheureusement dans la plupart, il descend très bas : il parcourt tous les degrés de l’échelle des probabilités. De ces deux sources