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Comme beaucoup d’hommes de gouvernement, Fleury eut le tort de vieillir. Il s’obstina à vivre et à gouverner. Entré à propos, il ne sut pas sortir à temps. Il vit se retourner contre lui ce qui avait fait sa force, l’opportunité. Un pouvoir de circonstance qui dure dix-sept ans ! Ces gouvernemens de convalescence sociale ont d’autant moins d’avenir que la nation est plus robuste. Il lui arriva l’inévitable : des intérêts et des talens nouveaux se produisirent tout à coup dans cette Europe où sa prudence, contente de son lot et n’aspirant plus qu’à goûter en paix une gloire très mitigée, soufflait sans relâche l’assoupissement universel. Cette brusque invasion de l’indocilité des choses humaines troubla et déconcerta insolemment sa vieillesse respectée. Il fit tout à contre-cœur et à contre-sens ; il fut trompé par les événemens et joué par les hommes, double malheur dont les plus habiles ne sont pas toujours garantis. Ses trois dernières années gâtèrent son œuvre au lieu de la couronner. Tandis qu’auparavant les avantages du système en cachaient les inconvéniens, dès que le mal prit le dessus, on ne vit plus autre chose.

M. Michelet, comme s’il écrivait au lendemain des faits, dans la première injustice du mécontentement public, oublie les services rendus par cette administration utile et modeste ; il ne veut la regarder, ce qui est toujours facile, que par ses petits côtés. Usant ici du procédé descriptif que nous avons expliqué, il met en relief le trait comique de la figure du cardinal. Tantôt il en fait un personnage patelin, une nullité doucereuse et intrigante, une façon de supérieur bigot qui dirige ténébreusement je ne sais quelle communauté pleine de cabales. Tout son art consiste à envelopper d’une obséquiosité dominatrice l’âme assouplie de son tout-puissant élève et à capter chaque jour une prolongation du pouvoir absolu. Tantôt ce n’est plus qu’un Géronte usé de corps et d’esprit, qui trébuche dans les pièges de cour, qui a peine à esquiver « les bons tours qu’on lui joue, » à contre-miner les desseins qui ont pour but « de le faire sauter. » Il s’affaisse dans une décrépitude honteuse jusqu’à ce que « la maladie évacue le peu qu’il avait d’âme. » Voltaire, que nous citions tout à l’heure, nous donne une idée très différente de l’énergie durable du cardinal et de son entêtement à mourir debout. Un jour Frédéric, qui n’aimait et n’estimait de la France que le bel esprit, s’était moqué dans une lettre des « sybarites de Paris, » comparant la faiblesse amollie des Français à la vigueur des hommes du nord. Voltaire lui répond en décembre 1742, quelques jours avant la mort du ministre : « Il n’y a rien de nouveau parmi nos sybarites de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d’être conté à votre majesté. Le cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s’avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la messe à un petit autel, au milieu d’un jardin où