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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/71

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de la dark-cell où elle demeura enfermée pendant trois fois vingt-quatre heures, elle ne faisait que redire sur tous les tons, chanter sur tous les airs, hurler avec tous les blasphèmes imaginables ces mots qui m’avaient révélé son dessein : — J’aurai sa vie… oh ! oui, je l’aurai, je l’aurai, je l’aurai !…

Vous me demanderez peut-être comment on méconnaît, en pareille occurrence et dans un établissement tel que le nôtre, la nécessité de parer à ces sortes d’accidens, beaucoup moins rares qu’on ne le croirait. Parmi nos convicts, il en est toujours un certain nombre, — une douzaine pour le moins, — dont l’état mental inspire des doutes plus ou moins fondés ; mais avant de se décider à les faire passer dans l’asile de Fisherton, — notre déversoir spécial en pareil cas, — les médecins de Millbank, retenus par une foule de scrupules, épuisent volontiers les expédiens dilatoires. Peut-être croient-ils de préférence à la folie simulée, qui n’est effectivement pas sans exemple et qui a facilité plus d’une évasion ; peut-être supposent-ils que, si l’aliénation mentale des prisonniers était fréquemment constatée, on en tirerait des conclusions défavorables au régime pénitentiaire actuel ; peut-être enfin ne s’alarment-ils guère des conséquences que peut avoir la présence d’un être privé de raison dans une communauté aussi exactement surveillée que la nôtre. Quoi qu’il en soit, — et dussiez-vous sourire de cet aveu naïf, — je regarde comme un grave inconvénient de la position que le sort m’a faite le perpétuel contact qui met ma vie à la merci d’un caprice fou, d’une volonté aveugle, d’une raison oblitérée. Au moins demanderais-je qu’on logeât à part, dans un ward spécialement adapté à leur situation, ces pauvres égarées dont leurs compagnes disent avec un hochement de tête significatif : — She is not all there ; elle n’est pas toute ici.

Mais revenons à Jane Cameron. Je vous avais promis de veiller sur elle, et vous voyez que j’ai tenu ma parole, non pas cependant comme je l’avais donnée, car j’espérais la faire entrer dans mon ward, et ceci ne m’a pas été possible. Malgré tout, je n’ai pas perdu de vue la compatriote d’Henry Gillespie. Celles de mes collègues qui l’avaient directement sous leur main ne m’ont rien laissé ignorer de ce qui la concerne. Elles la classent parmi les indécises, également capables de bien ou mal tourner suivant les circonstances. Son ignorance est extrême : aucune notion religieuse ; à peine quelques vagues idées de cette distinction élémentaire qu’on peut établir entre le bien et le mal absolus, entre la probité par exemple et l’habitude du vol. Encore est-elle portée à partager le monde tout simplement en gens qui ont trop et gens qui n’ont pas assez. Par préférence, elle se placerait dans la première des deux catégories.