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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/712

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naturellement l’esprit désapprobateur. » Il le loue d’avoir fait contre-poids par des idées de respect pour les choses existantes à l’esprit de censure qui s’attaquait au bien comme au mal. Enfin il nous dit que « telle a été la pensée de Montesquieu, qu’il a paru plus près de vouloir le maintien des abus que le renversement de l’ordre établi. » Il nous semble, quant à nous, que Montesquieu n’est pas si conservateur que cela. A l’époque de l’Esprit des Lois, l’esprit de censure ne s’était pas encore déchaîné, comme il l’a fait à la fin du siècle : il n’avait donc pas encore besoin de contre-poids, l’Esprit des Lois est lui-même, après les Lettres persanes, le commencement et le premier grand exemple de l’esprit de censure. Montesquieu a voulu autant qu’homme de son temps une société nouvelle, si nouvelle même que l’on peut encore désirer une partie de ce qu’il rêvait. Seulement, comme il avait plus de profondeur qu’aucun de ses contemporains, on le critiquait et on le trouvait trop modéré, parce qu’on ne le comprenait pas.

Si l’on excepte la vénalité des charges, qu’un reste de préjugé domestique l’a conduit à ménager, et qui d’ailleurs était elle-même une sorte de garantie contre l’aristocratie.[1], quel est l’abus que Montesquieu n’ait pas attaqué avec autant de force qu’aucun philosophe de son temps ? Avant Voltaire et Beccaria, il a demandé la réforme de la pénalité. Avant Rousseau et Raynal, il a flétri l’esclavage. Avant l’Encyclopédie il a plaidé la cause de la tolérance. Serait-ce dans la politique que Montesquieu se serait montré si plein de respect pour les choses existantes ? Au contraire, tout ce qu’il a écrit sur la monarchie n’est qu’une censure indirecte et amère du gouvernement de Richelieu et de Louis XIV, qui, « ayant détruit tous les pouvoirs intermédiaires, » n’a plus laissé d’issue « que l’état despotique ou l’état populaire. »

Enfin, parmi les grandes nouveautés de Montesquieu, comment M. Nisard oublie-t-il de signaler le principe de la liberté politique ? On peut discuter dans la pratique sur le plus ou moins d’opportunité de cette liberté, sur les conditions plus ou moins larges qui lui seront faites ; mais, dans l’ordre spéculatif, philosophique et moral, on ne peut nier que le principe de la liberté politique ne soit au nombre des quatre ou cinq plus grandes idées de l’esprit humain. La liberté est, avec la patrie, le devoir, l’âme, Dieu, l’une des premières inspirations de la pensée, du sentiment et de l’éloquence. Elle est donc une conquête dans une littérature. Or cette grande idée, à qui appartient-elle parmi nous ? Ce n’est pas à

  1. Richelieu lui-même, qui trouvait la vénalité détestable, la défendait cependant par cette raison. Il lui paraissait meilleur de recruter la magistrature par l’argent que par la faveur.