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Ceci se passait un mardi. Le jour suivant ou plutôt la nuit d’après, j’étais de garde. Quand j’arrivai dans le corridor sur lequel s’ouvre la cellule de Jane, je me rapprochai de la grille par un mouvement involontaire, épiant, s’il est permis de parler ainsi, la respiration de la prisonnière endormie. Pour comprendre ce qui va suivre, il est bon de savoir qu’au bas de la porte pleine, avec laquelle la grille fait double emploi, les constructeurs ont laissé à dessein plusieurs pouces de vide, longue ouverture étroite qui facilite la ventilation et peut-être aussi laisse mieux entendre les bruits qui viendraient à se produire dans la cellule. Au moment donc où je m’arrêtais, où je me penchais pour écouter, les mots bonne nuit, miss Weston ! arrivèrent à mon oreille, et je sentis en même temps un de mes pieds frôlé par une caresse. Je vous souhaite, mon ami, dans vos pénibles et périlleux travaux une compensation, une consolation pareille à celle-ci. Pensez donc que cette pauvre jeune fille m’attendait, qu’elle s’était privée de sommeil pour me guetter au passage, et que pour étendre sa main jusqu’à mon pied, par-dessous la porte, à travers la grille, il fallait qu’elle fût étendue, littéralement étendue sur la dalle glacée de sa cellule… Dites, mon ami, dites, cela n’est-il pas touchant ? Il est évident qu’à la suite de notre rapide conversation Jane s’était informée de moi ; on lui a dit qui j’étais, on lui a peut-être parlé de l’intérêt qu’elle m’inspire, enfin elle a dû savoir quel rôle providentiel j’avais joué dans cet incident qui pouvait lui coûter la vie. On comprend que chez une personne naturellement exaltée il y ait eu là de quoi déterminer un élan de reconnaissance ; mais est-ce bien à Millbank qu’on en attendrait des preuves pareilles ? Après cela, mon imagination s’exagère probablement la portée de cette action, qui pourra vous sembler la plus simple du monde. J’accepte d’avance la décision que vous porterez là-dessus, et le sourire par lequel vous accueillerez toutes mes puérilités. Je les accepte avec d’autant plus de résignation qu’ils ne m’enlèveront pas la joie dont j’ai le cœur plein depuis quelques jours, ni l’espérance où je vis de disputer cette jeune âme, avec quelque chance de succès, à ce découragement qui la paralyse, à cette ignorance qui l’égare, à ces souvenirs qui l’obsèdent, à ces tentations qui l’assiègent. Il y a là une lutte qui m’attire, et dont l’idée seule a transformé pour moi cette prison en une sorte de champ clos héroïque… Mais, mon Dieu, ne saurai-je donc jamais refréner ces emportemens de la pensée, et faudra-t-il retomber sans cesse dans ce pathos que je vous sais si disposé à railler ? Tenez, je m’arrête, un peu brusquement, ce me semble, en tout cas un peu plus tard qu’il n’eût fallu, car j’hésite plus que jamais, quand j’examine ces deux lettres, à les expédier.