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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/750

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qui se faisait sentir dans toutes les parties de la littérature, des arts et de la civilisation hellénique. Les formes que dans son originalité l’esprit grec avait créées ou perfectionnées depuis dix siècles s’effaçaient peu à peu devant les doctrines de l’Inde et de la Perse, si bien qu’un jour vint où le Juif alexandrin Philon, contemporain ou prédécesseur immédiat du Christ, put écrire cette formule significative : « Il y a ici un homme qui s’appelle l’Orient. » Ce jour-là, la Grèce originale cessait d’être, ses idées se fondaient dans un milieu nouveau où elles disparaissaient, quoique sans se perdre, comme une goutte d’eau dans l’océan ; le monde chrétien allait naître.

Si donc il était permis d’introduire une formule mathématique dans une histoire qui ne semble pas au premier abord susceptible d’une aussi grande précision, j’exprimerais ainsi la loi qui a présidé au développement du génie grec, loi que n’a pu apercevoir Otfried Muller : l’originalité hellénique n’est pas absolue, elle suit une courbe qui commence à zéro et se termine de même ; cette courbe s’élève au-dessus de la ligne horizontale suivant des ordonnées qui vont croissant jusqu’à l’époque de Périclès ; là est son point culminant. Au-delà, cette courbe d’originalité redescend jusqu’à ce qu’elle atteigne l’horizontale, avec laquelle elle finit par se confondre sensiblement. A l’origine de cette courbe, je placerai, si l’on veut, le nom d’Orphée, et à la terminaison celui de Justinien ; tout entière elle se trouve comprise entre un symbole primordial de l’Asie et un empereur chrétien de Constantinople. Le milieu d’où elle s’est dégagée, c’est l’Orient ancien ; le milieu où elle est rentrée, c’est le christianisme, que nous pouvons à bon droit nommer l’Orient nouveau. La Grèce n’est tout à fait elle-même qu’au temps de Périclès, dans la race ionienne et plus précisément encore dans Athènes. Elle a grandi par un mouvement propre de dépouillement du passé et de croissance intérieure, comme un bourgeon vigoureux qui sort au printemps de son enveloppe d’hiver. Sa floraison s’est produite par la liberté. A mesure qu’elle l’a perdue, elle a cessé par degrés d’être elle-même, et quand ses peuples se sont réveillés pour une vie nouvelle à la voix de Paul sur l’Aréopage, ils ont reconnu qu’ils étaient chrétiens. Ainsi viennent successivement au jour les formes de la vie : prise en elle-même, chacune d’elles semble dans son individualité être originale et spontanée ; rapprochée de, celles qui la précèdent ou qui la suivent et rapportée à son origine, elle apparaît comme un produit naturel du passé et comme une matrice où s’élaborent les formes à venir.


EMILE BURNOUF.