Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 65.djvu/764

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il ne faudrait pas d’ailleurs demander à ces écrivains qui portent tous les jours dans leur œuvre singulière un esprit aussi vif que dépourvu de préjugés, il ne faudrait pas leur demander ce qu’on n’a pas soi-même ; il ne faudrait pas leur imposer d’être autrement que la plupart de leurs contemporains. Ils devraient être supérieurs, je le sais bien ; on n’est même un écrivain de vraie race qu’à ce prix. Leur malheur comme leur caractère est d’être de leur temps, auquel ils distribuent une nourriture selon ses goûts. — Ils n’ont pas une passion démesurée de l’idéal, ils ont des instincts tout positifs et réalistes, comme je le disais ; mais leur littérature n’est-elle point en cela l’image de la société elle-même, de cette société qui n’est point, que je sache, absolument dévorée de l’amour de l’idéal, qui s’épaissit et se matérialise dans la corruption des jouissances vulgaires et d’un luxe factice ? Ils cèdent à l’entraînement de tous les jours : est-ce que le monde qui les entoure résiste beaucoup à cette ivresse des dissipations énervantes ? Ils professent, ce me semble, une assez railleuse indifférence pour tout ce qui est philosophie ou politique ; mais, outre qu’ils ne peuvent s’aventurer sur ce terrain, est-ce que la société ne leur donne pas l’exemple de son dédain superbe pour tout ce qui n’est pas matériel et sensible ? Ils racontent mille histoires qui n’ont rien d’édifiant, et ils peignent des mœurs qui n’ont rien de rassurant ; mais enfin est-ce que ces histoires ne sont pas vraies le plus souvent ? est-ce que ces mœurs n’existent pas ? Leur plume les reproduit, elle n’a pas la puissance de les créer. Ils ne façonnent pas la société, ils en subissent l’influence. Et puis, quand on reproche à ces jeunes écrivains de la littérature d’aujourd’hui d’aimer le bruit, de chercher à tout prix le succès, de se prodiguer dans toute sorte de journaux, on a raison théoriquement, et en même temps il ne faudrait pas pousser la sévérité trop loin à leur égard. Ils ne sont pas venus dans un moment propice. Autrefois le monde des lettres était restreint et moins encombré. Avec un livre, fût-ce avec un livre de vers, on arrivait presque à la renommée, à une certaine notoriété. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi. Au milieu de cette dispersion, de cette confusion qui règne partout, il est devenu plus difficile de se frayer un chemin. De là ce penchant à saisir toutes les issues qui peuvent s’offrir, à courir tous les hasards. Le prolétariat de l’intelligence s’est développé comme l’autre prolétariat, et de toutes ces causes est née cette situation littéraire compliquée, confuse, qui, je le crains, n’est pas plus favorable pour les écrivains que pour le public, et où tant de médiocrités sont à l’œuvre pour quelques talens réels qui se dégagent de temps à autre, qui représentent avec des nuances diverses cette jeune littérature, cette jeune cohorte de chroniqueurs de la comédie contemporaine.

M. Henri Rochefort est certainement un des plus brillans, un des plus originaux, et même, le dirai-je ? un des plus sérieux de ces jeunes talens qui aiment les aventures de la plume et se livrent à tous les vents de l’inspiration quotidienne ; sérieux, il l’est seulement avec bonne grâce, avec finesse, avec toute sorte de saillies humoristiques et de pétulantes boutades.