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s’en vont à petits pas, les mains sur la hanche, se dandinant avec une nonchalance tout à fait gracieuse. Dans la cour même du marché et tout le long du large auvent qui l’entoure, des fruits, des fleurs, des herbes, des poteries, des cotonnades brillantes, des foulards de soie rouge et jaune, des poissons, des coquillages, des tonneaux de salaisons et bien d’autres choses sont étalées par terre autour des marchands accroupis. Il y a des piles d’oranges, d’ananas, de melons, de noix de coco, de choux panachés, de jambons, de fromages dorés, des tas d’oignons et de bananes, de mangos et d’ignames, de citrons et de pommes de terre répandus pêle-mêle à côté d’énormes bottes de fleurs. L’esplanade est si encombrée qu’on marche presque sur les étalages et qu’on risque à chaque pas de tomber sur une vieille négresse ou d’écraser un panier d’œufs. Les acheteurs s’agitent et bourdonnent incessamment comme un essaim de mouches noires : on marchande, on gesticule, on dispute, on rit, on gazouille dans le patois si harmonieux des colonies. Les formes de langage dont se servent les nègres sont également simples et enfantines dans tous les idiomes que leur ont appris leurs maîtres. Quelle différence, pourtant entre le grasseyement léger de cette langue mélodieuse toute pleine de voyelles et le nasillement insupportable des nègres de langue anglaise ! L’espagnol même, avec son accentuation puissante et ses magnifiques terminaisons sonores, n’a pas dans la bouche des nègres le même charme que le français créole. On croit sortir d’une basse-cour pleine de canards et d’oies nasillardes pour entrer dans une volière peuplée d’oiseaux chanteurs.

Deux heures plus tard, les, galeries du grand marché sont redevenues désertes ; à peine quelque nègre paresseux y flâne en fumant son cigare ou dort dans un coin la tête appuyée sur son coude. C’est le moment de venir nous y promener à l’abri du soleil en regardant à nos pieds le superbe panorama du golfe. Les toitures rouges des bas quartiers de la ville se pressent au-dessous de nous dans un désordre anguleux et pittoresque ; les pignons, pointus se mêlent aux terrasses, les baraques de bois vermoulues s’adossent aux solides constructions de pierre ; des arbres touffus, des plantes grimpantes, des cocotiers même y mêlent leur verdure. Plus bas, quinze ou vingt navires dorment tranquillement sur l’eau bleue. En face, quelques sommets pointus semblent boucher l’invisible passage qui conduit à la grande mer ; à droite, la baie s’arrondit autour d’un feston de collines verdoyantes où les têtes lointaines des palmiers se pressent comme un peuple innombrable. Enfin, au-dessus de cette riante lisière, s’allonge une chaîne de montagnes arides, aux flancs nus et brûlés, sillonnés de ravines profondes qui serpentent en mille replis comme sur le cône d’un volcan. Ce sont