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un plus triste état que l’Espagne n’a mis Cuba et Porto-Rico. Nos savans systèmes sont en définitive encore plus nuisibles que l’empirisme grossier de l’avarice espagnole. Celle-ci est plus rapace et moins tracassière : on lui paie tribut et on est quitte, tandis qu’à force de règlemens et de combinaisons habiles, nous fermons toutes les avenues et nous étouffons dans leur germe les industries les plus prospères. Nous faisons comme la fermière qui tue la poule pour avoir les œufs, ou comme ces sauvages de la Louisiane dont parle Montesquieu et qui coupent l’arbre au pied pour en cueillir le fruit.

Les résultats sont effrayans. Des propriétés qui valaient autrefois 200,000 francs n’en valaient plus que 40 il y a deux ans, et on me dit qu’elles ne se vendraient pas à présent plus de 25,000. Peut-il en être autrement, quand chaque année le rapport des terres diminue et qu’elles menacent de coûter bientôt plus cher qu’elles ne pourront produire. Les Antilles françaises prennent le chemin de devenir un désert d’ici à cinquante ans. Elles ne peuvent être sauvées que par de grandes entreprises industrielles comme celle du baron de Lareyntie, qui a construit aux environs de Fort-de-France une usine à vapeur, un chemin de fer pour l’alimenter, et qui fabrique déjà cinq ou six mille tonneaux de sucre chaque année ; mais, sans compter que ces entreprises sont toujours chanceuses et qu’elles ne peuvent être faites que par des capitalistes hardis et riches, comment espérer qu’on suive beaucoup cet exemple dans un pays où les capitaux indigènes sont rares, et d’où tout repousse les capitaux étrangers ? On évalue à 6 millions la différence annuelle entre les exportations et les importations, et, malgré l’inexactitude notoire de ce genre de calculs, il est bien évident que cette différence ne tourne pas au profit d’un pays sans capitaux, sans manufactures, sans commerce et sans autre richesse que son agriculture. Les faillites continuelles et déplorables des négocians de Saint-Pierre prouvent bien que cet échange n’enrichit pas la colonie.

Il faut avouer que l’abolition de l’esclavage est pour beaucoup dans cette décadence. C’en est même la cause véritable, et tout le reste n’a pu que l’aggraver. Il est remarquable que, dans tous les pays où la nature est riche et bienfaisante, l’homme fait peu de chose pour la seconder, et jouit avec une nonchalante insouciance des dons qu’elle lui prodigue. Les peuples laborieux et énergiques sont ceux à qui la nature a fait du travail une nécessité. Il semble qu’il y ait ainsi une sorte de compensation providentielle entre les pays et les races, et que les hommes soient chargés de réparer l’inégalité des choses par leurs vertus ou par leurs vices. L’esclavage, en les forçant au travail, peut donner naissance à une prospérité factice et éphémère ; mais le jour de sa chute est aussi celui