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quelle on causait à voix basse, il se prononça contre ces manifestations sans portée qui ruinaient inutilement le pays. — Il ne fallait pas, disait-il, pousser jusqu’au suicide la haine d’un gouvernement qu’on était obligé de subir. C’était imiter ces Japonais dont le point d’honneur consiste à se plonger un poignard dans le ventre en présence de leur ennemi.

— Non, seigneur Alvise, répondit un jeune patriote enthousiaste, ce n’est point là un suicide. Venise, il est vrai, semble aujourd’hui plus misérable qu’elle ne le fut jamais. Les théâtres sont fermés, les relations du monde nulles, les fortunes détruites, partout la ruine, les haillons, le silence ; mais cette mort apparente est encore préférable à la résignation d’autrefois. Au fond de la conscience humaine, il y a une région où ne pénètrent ni l’autorité des décrets ni la force des baïonnettes, et dans ce pli secret de nos âmes nous cachons l’espérance d’un temps meilleur. Avec cela, on souffre, mais on vit.

Centoni persista dans son opinion, et soutint qu’au moment où sonnerait l’heure de la délivrance, Venise, épuisée par de trop longues souffrances, se trouverait hors d’état de soutenir une lutte nouvelle.

Peut-être cette conversation fut-elle entendue par un espion. Le lendemain, le jeune contradicteur de don Alvise était arrêté et conduit à la prison civile. Centoni sentit quelque inquiétude en se rappelant qu’il avait aussi prononcé des paroles peu mesurées dans la chaleur de la discussion. Il y rêvait lorsqu’une lettre anonyme, émanant sans doute du comité secret, vint lui apprendre le mépris que ses opinions inspiraient aux membres de ce comité. On le sommait encore de cesser à l’avenir ses libéralités aux gens du peuple, dont on ne voulait pas que les misères fussent soulagées. Au lieu de l’effrayer, ces admonitions le rassurèrent. Il y avait peu d’apparence en effet que le même individu put être à la fois suspect à la police et menacé par les conspirateurs. Cependant un jour don Alvise, qui était un homme rangé, crut remarquer quelque désordre dans ses papiers. La servante Teresa lui apprit que deux architectes étaient venus en son absence pour visiter la maison, qu’ils disaient peu solide. Depuis quelque temps, Centoni étudiait la langue anglaise. Un volume des poésies de lord Byron, appartenant à miss Martha, était sur son bureau. Il avait laissé ce volume ouvert au milieu du quatrième chant de Child-Harold, à la strophe 79, qui commence ainsi :


The Niobe of nations ! there she stands
Childless and crownless, in her voiceless wee !