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excursion, elle paya d’avance trois mois de son loyer et les gages de sa servante, fit quelques réformes dans ses dépenses quotidiennes, et réduisit l’ordinaire de ses repas au strict nécessaire. Un soir, ses trois amis, toujours exacts au rendez-vous de la seconda sera, remarquèrent qu’on n’avait point servi le thé. Les Méridionaux ont peu de goût pour cette boisson ; Pilowitz fut le seul qui regretta ce changement dans les habitudes de la signorina. La provision de thé était épuisée. Trois mois s’écoulèrent ainsi. Durant le quatrième mois, l’abbé Gherbini, frappé de la pâleur de miss Martha et de l’altération de son visage, lui adressa des questions sur l’état de sa santé ; mais elle le rassura en lui disant qu’elle était sujette à des accès de langueur dont elle savait parfaitement la cause. Le vieux commandeur à son tour interrogea la padrona di casa, qui lui répondit : — Il faut que la signorina soit indisposée, car depuis huit jours elle ne mange presque plus.

Dans le courant du cinquième mois, miss Martha fit encore une visite matinale au Juif San-Quirigo, puis elle se rendit à l’église Saint-Maurice, où elle eut une longue conférence avec le curé. Entre autres choses, elle demanda comment se faisaient les enterremens à Venise et ce que coûtaient une messe des morts et un convoi funéraire de la dernière classe. Comme elle parut satisfaite de la modicité des prix, le brave homme de curé pensa qu’il s’agissait de quelque œuvre de charité. Rentrée chez elle, miss Martha employa une partie de la journée à écrire. Sur sa cheminée, elle déposa deux petits paquets soigneusement enveloppés et cachetés ; l’un portait cette suscription : « à don Alvise Centoni, » et l’autre : « pour mes funérailles. » À la chute du jour, miss Lovel ayant mis ordre à ses affaires avec un sang-froid méthodique, se coucha épuisée de fatigue et de besoin. Quand ses amis arrivèrent à l’heure accoutumée, ils trouvèrent sa porte fermée et la locandière inquiète secoua la tête en leur disant : Sta poco ben (elle ne va pas bien).


XI.

Pendant ce temps-là, Centoni attendait en vain dans sa cellule de Saint-George-Majeur qu’on daignât venir l’interroger. L’heure où l’on ouvrait sa fenêtre pour renouveler l’air était aussi le moment choisi pour infliger les punitions corporelles aux soldats autrichiens qui avaient commis quelque faute contre la discipline. On entendait alors le claquement de la terrible baguette qui résonnait sur le dos nu du patient, les gémissemens de ce misérable, la voix du sergent comptant les coups, et à laquelle se mêlait celle de l’officier, qui ordonnait aux exécuteurs de frapper plus fort. Les prisonniers, témoins du spectacle émouvant de la schlague, appre-