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véritable chef-d’œuvre en ce genre. Un de ces artistes dans l’art de dénaturer la nature s’était appliqué à donner à des arbres la forme d’animaux sauvages, et d’une forêt il avait fait une ménagerie. Il est bien probable que les admirateurs ne manquèrent pas à ce tour de force.

Il y eut pourtant alors des écrivains qui protestèrent contre ces excès de faux pittoresque, et qui essayèrent de ramener à un goût plus sain. L’un d’eux était le plus grand poète de l’empire, Juvénal. Son génie énergique se révoltait contre ces coquetteries de la mode. Dans cette charmante scène qu’il décrit en tête de sa troisième satire, il se représente causant avec un ami près des arcades humides de la porte Capène, le long du vallon d’Égérie. On avait gâté ce beau lieu sous prétexte de l’embellir. On avait eu la sotte idée d’y construire des grottes artificielles, et la petite fontaine coulait entre deux rives de marbre. Juvénal s’en irrite. Il regrette la verte bordure de gazon qui autrefois entourait le ruisseau, et il trouve que dans ce paysage rustique le marbre est un contre-sens et une insulte. C’est le même sentiment qui a dicté une agréable épigramme de Martial, à laquelle M. Secretan ne me semble pas rendre toute la justice qu’elle mérite. Le poète y célèbre la villa de Faustinus, son ami. Cette villa est une ferme. On y est en pleine et vraie campagne, rure vero barbaroque lœtatur. On a le plaisir d’y entendre mugir des bœufs et d’y voir des vignerons mal vêtus. On y fait de bons dîners avec les produits du jardin et de la basse-cour, et on y invite les voisins quand l’ouvrage est fini. En faisant cette description complaisante, Martial veut se moquer des gens qui, pour obéir à l’usage, achètent des villas aux portes de Rome. Pauvres villas poudreuses qui consistent en un belvédère peint de couleurs voyantes d’où l’œil s’étend sur quelques lauriers! Si l’on prétend y dîner, il faut y porter son repas; on est sûr d’y mourir de faim, si l’on ne se charge le matin d’œufs, de poulets, de légumes, de fruits, de fromage et de vin. « Est-ce vraiment la campagne, s’écrie Martial, ou simplement une maison hors des murs? »

M. Secretan a conduit son travail rempli d’informations précises et de remarques curieuses jusqu’à la ruine de l’empire. Je souhaiterais qu’on le poussât plus loin. Il serait intéressant de savoir en quoi les pères de l’église diffèrent dans leurs descriptions des écrivains païens de leur temps, et s’il est vrai, comme on l’a soutenu, que le christianisme a inauguré une manière nouvelle de comprendre et d’aimer la nature.


GASTON BOISSIER.


F. BULOZ.