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Gluck, ai-je dit, s’imposait despotiquement à son orchestre et jusqu’à trente fois commandait la répétition d’un même passage. Quel maître, quand on y réfléchit, n’eut de ces exigences ? Tyrans, ils le sont tous, plus ou moins ; seulement chacun a sa manière, Rossini, Meyerbeer, Auber, Donizetti, Verdi, autant nous en avons vu, autant ont fait ou voulu faire comme Gluck, et si, dans la recherche d’un idéal d’exécution entrevu par le génie seul, ils se sont arrêtés à la vingt-cinquième expérience sans pousser jusqu’à la trentième, ce n’est peut-être point la bonne volonté qui leur aura manqué. Meyerbeer y mettait, lui, mille façon : poli, doucereux, insinuant, il parlementait avec ses artistes et par la plus insidieuse des persuasions obtenait, d’eux, des prodiges de dévouement, « Ce que vous venez de faire là est admirable, mais si nous recommencions, peut-être serait-ce encore mieux ! » Rossini, toujours spirituel, gouailleur, imperturbable, mettait les rieurs de son côté, il interpellait le délinquant, saisissait le loup par les oreilles : « Ce ré dièze que vous me donnez là n’a certes rien de mauvais en soi, j’en prends note et compte en faire bon usage tôt ou tard ; mais pour cette fois j’ai écrit un ré naturel, et, si vous voulez bien, nous nous y tiendrons ! » Pourquoi ces emportemens qui remuent la bile, ces colères perturbatrices du système nerveux ? Fi de ces grossièretés barbares dont un galant homme se repent toujours, de ces diplomatique aulique qui rabaisse le génie ! parlez-moi d’un pyrrhonisme bien tempéré, wohltemperirter, comme disait le vieux Bach, et qui, tout en aidant son homme à se tirer gaillardement de toutes les difficultés de la vie, ne l’empêche pas d’écrire Guillaume Tell !


II.

Vers la fin de janvier 1770, il y eut à Vienne, au palais Eugène, un de ces bals masqués qui font époque. L’impératrice y assistait, environnée de la nombreuse famille, de sa noblesse, escortée de la foule variée, brodée, chamarrée, éblouissante, de ses Hongrois et de ses Polonais. Plus de quatre mille personnes prirent part à cette fête, où, pour la dernière fois, Marie-Thérèse et Marie-Antoinette parurent ensemble en public. La mère et la fille devaient bientôt se quitter pour ne plus se revoir. Jamais on n’aperçut pareil contraste. L’impératrice ne marchait déjà qu’avec fatigue, visiblement alourdie par une corpulence qui d’année, en année, allait croissant. Les temps étaient passés de sa beauté, de son éclat ; le visage, épais, obèse, marqué de petite vérole, avait perdu ses charmes d’autrefois, et pris dans les émotions, les tourmentes d’un règne illustre, mais laborieux, une expression de tristesse, de lassitude, à