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lancées, et qui, — ceci soit dit à leur gloire de gentlemen, — n’avaient pas un seul instant cessé, pendant la querelle, d’observer l’un vis-à-vis de l’autre le maintien le plus exemplaire, ces deux héros des discordes pristines, mis en présence, se donnèrent la main, s’embrassèrent, puis on soupa très galamment entre philosophes, grands seigneurs et demoiselles. Gluck, à la veille de quitter la France, eut naturellement les honneurs du banquet. On venait d’installer son buste au foyer de l’Opéra, de le placer au rang des dieux. Quinault, Lulli, Rameau, avaient à qui parler dans l’Elysée. Entraîné par la circonstance, l’auteur d’Orphée et d’Alceste s’écria, dit-on : « J’ai mainte fois exposé mes doctrines ; à présent vous me demandez mon secret : le voici. Allemand, j’ai voyagé de bonne heure en Italie ; j’y ai bu la mélodie aux sources mêmes de la nature, et je suis venu penser et composer en France. » Le secret a du bon, et d’autres, depuis Gluck, l’ont mis en pratique avec une certaine gloire. Seulement on aurait tort de trop s’y fier : à quoi sert, sans le génie, la manière de s’en servir ? Il n’y a au monde que cet abbé d’Aubignac, dont parle Saint-Évremond[1], et M. Richard Wagner pour s’imaginer qu’on fait des chefs-d’œuvre avec un système. « On n’a jamais vu tant de règles pour faire de belles tragédies, et on en fait si peu qu’on est obligé de représenter toutes les vieilles. Il me souvient que l’abbé d’Aubignac en composa une selon toutes les lois qu’il avait impérieusement données pour le théâtre. Elle ne réussit point, et, comme il se vantait partout d’être le seul de nos auteurs qui eût bien suivi les préceptes d’Aristote : « Je sais bon gré à M. d’Aubignac, dit M. le Prince, d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote ; mais je ne pardonne point aux règles d’avoir fait faire une si méchante tragédie à M. d’Aubignac. »


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Saint-Évremond, De la Tragédie ancienne et moderne, t. III, p. 106.