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III

Le secret de la rare vitalité de cette puissance réside dans la possession des passages des Alpes, qui lui ont permis de se mouvoir des deux côtés au gré de ses intérêts. L’importance de cette position stratégique n’avait pas échappé à la pénétration des rudes souverains du moyen âge et même de ceux qui étaient le plus éloignés des Alpes. Ils avaient déjà compris que, de ce point central, on pouvait dominer les pays assis sur les deux côtés de la chaîne. Le chroniqueur anglais Malmesbury prête à son roi Henri III de Plantagenet des paroles qui expriment bien à quel point il sentait les avantages d’une telle position. « Si j’avais, dit-il à ses barons, les possessions d’Humbert, je voudrais dominer l’Italie et la Bourgogne, car je tiendrais la clé de l’une et de l’autre. » La famille avisée qui s’empara de cette clé dès 1091 par un heureux mariage d’Oddon, fils d’Humbert aux blanches mains, avec une riche héritière italienne, Adélaïde de Suse, n’avait pas besoin qu’on lui en révélât la valeur. Elle s’en servit d’abord pour ouvrir la Bourgogne royale et pour accomplir cette évolution occidentale qui vient de nous occuper. Les faveurs répandues sur les premiers comtes de Savoie par les empereurs allemands ne furent pas toutes aussi volontaires qu’on pourrait le croire d’après ce que nous en avons dit. Leurs libéralités ne furent souvent que le prix longtemps débattu de leur passage par ces cols où la maison de Savoie s’était retranchée. Le chroniqueur allemand Henri de Schafnaburg raconte un marché de ce genre conclu entre l’empereur Henri IV et Amédée II de Savoie pendant la guerre des investitures. Les passages du Tyrol se trouvant fermés par les guelfes italiens et les partisans de Grégoire VII, l’empereur fut forcé d’emprunter le Mont-Cenis pour entrer en Italie. Le comte se rendit au-devant de lui jusqu’à Bâle ; mais quand ils furent arrivés au pied du Mont-Cenis, il lui demanda pour prix du passage ou la suzeraineté sur cinq évêchés relevant de l’empire, ou la possession en toute souveraineté d’une riche province que Ménabréa suppose être celle qui renfermait la célèbre abbaye de Saint-Maurice. L’empereur trouva le prix du service élevé, il accorda pourtant la province demandée ; il était pressé d’arriver ; le terrible Hildebrand l’attendait au château de Canossa, où la papauté tint pendant trois jours sous ses pieds la majesté de l’empire.

Ce trait n’est rien moins qu’historique, mais il ne laisse pas de montrer la valeur de la position. Maîtresse des hauteurs, la maison de Savoie a pu mettre le passage à prix, et l’ouvrir, suivant qu’elle y trouvait son avantage, tantôt à la maison d’Autriche et tantôt à la France. On est étonné qu’elle n’en ait pas profité plus tôt pour