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sous tous les rapports, et ce n’est que par une sorte de compromis tacite que chaque année les provinces du littoral voient quelques milliers d’hommes aller chercher fortune loin du sol natal. Avec l’extrême densité que tous les témoignages sont d’accord pour attribuer à la population de la Chine, avec les tendances naturelles de cette race à l’expatriation, on peut affirmer que le courant actuel prendra promptement les plus vastes proportions le jour où on lui ouvrira libre carrière. Toutefois il est suffisamment établi dès maintenant pour que l’on en puisse apprécier les principaux traits en connaissance de cause, et pour que l’on essaie au moins de conclure du présent à l’avenir.

Je n’oublierai jamais mon impression au premier convoi d’émigrans chinois dont le hasard me fit faire la rencontre. C’était au fort de la guerre de Crimée, mais bien loin de l’étroite presqu’île où les trois plus puissantes nations de l’Europe s’épuisaient dans les efforts d’une lutte de titans. Notre bâtiment faisait partie d’une escadre anglo-française se rendant des îles Sandwich au Kamschatka, à la recherche d’une division russe en croisière dans l’Océan-Pacifique. En approchant des froides et brumeuses latitudes de notre destination, les vigies signalèrent un matin une voile à l’horizon. Toute rencontre devenait suspecte dans ces parages solitaires, et le signal nous fut fait de reconnaître l’inconnu qu’une couple d’heures nous suffirent à rejoindre. C’était un trois-mâts américain qui conduisait en Californie un chargement de Chinois pris à Canton ; un coup de vent l’avait jeté au nord de sa route. Le temps était triste et froid, le ciel sombre ; poussée par les lourdes rafales de la brise d’ouest, une pluie mêlée de neige et de givre nous fouettait au visage, et semblait s’abattre plus impitoyablement encore sur les centaines d’émigrans qui se collaient aux bastingages du trois-mâts. Ce qui me frappa tout d’abord en eux, ce fut l’intelligente expression de leurs physionomies et l’insouciance ou plutôt la résignation philosophique avec laquelle ils s’exposaient aux intempéries d’un climat si différent du leur. Les réclames dorées de la Californie, alors à l’apogée de sa gloire, étaient parvenues jusqu’à eux de l’autre côté de l’océan, et ils s’étaient mis en route, la plupart sans autre capital que le sac de riz destiné à les nourrir pendant la traversée. Je les revis plus tard à San-Francisco dans le quartier dont leurs compatriotes s’étaient attribué l’occupation exclusive, rue Dupont, rue Sacramento et autres : toujours vêtus du costume national, toujours porteurs de leurs longues queues et chaussés de souliers à la poulaine, ils y vivaient à peu près comme ils eussent pu le faire en Chine ; ils y avaient leurs pagodes, leurs théâtres, leurs restaurans en plein vent et leurs maisons de jeu ou