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amitiés ne sont jamais tranquilles. » Volontiers on se représente Mme de Sévigné comme l’abbé Arnauld la vit un jour dans son carrosse souriante entre son fils et sa fille, semblable à « Latone au milieu du jeune Apollon et de la petite Diane. » Pendant quarante ans, elle garde cette attitude, elle s’absorbe dans cette passion de mère, d’autant plus vive qu’elle remplace toutes les autres. C’est Mme de Grignan qui éclipse son frère. Elle est la belle Madelon, la plus jolie fille de France, la reine de Provence, l’objet de toutes les pensées. Charles de Sévigné est le petit guidon qui n’a guère de chance, qui s’efface et finit en gentilhomme breton, après avoir fait bravement la guerre et avoir montré peu de goût pour la cour ; il disparaît dans l’ombre de sa toute-puissante sœur. Chose curieuse pourtant, des deux enfans le plus aimable, le meilleur n’est pas peut-être celui qui est resté le plus environné du prestige de la tendresse maternelle, et au fond même je ne sais si dans l’âme de Mme de Sévigné le partage a été aussi inégal qu’on l’a toujours pensé, que le feraient croire tous les signes d’une préférence passionnée. Charles de Sévigné a souffert d’une circonstance : on n’a pas les lettres que sa mère lui écrivait, pas plus qu’on n’a les lettres qu’elle écrivait au cardinal de Retz. Mme de Grignan est demeurée ainsi seule en vue sous le rayon de cette passion maternelle. Je ne veux pas médire d’une personne si ardemment et peut-être si imprudemment adorée. Ce qui est clair, c’est qu’avec cette beauté un peu indolente et d’assez grand air qu’elle a dans son portrait resté aux Rochers, portrait qu’on dit de Mignard, elle est un de ces êtres superbes nés pour se laisser aimer plus que pour aimer eux-mêmes bien profondément. Mme de Sévigné a beau faire, elle a beau couvrir toutes les différences, toutes les oppositions de caractère entre elle et sa fille sous un mot, « nous sommes une nouveauté l’une à l’autre, » Mme de Grignan reste toujours une femme assez froide, assez hautaine, un peu guindée, d’humeur passablement glorieuse et vaine, « se contemplant dans son essence, » agréable à ses momens et à sa façon, mais n’ayant rien du naturel et de la grâce expansive de sa mère. C’est une politique, que dis-je ? c’est une philosophe qui compte vraiment dans la tradition cartésienne. Elle raisonne, elle aime la quintessence : elle serait faite pour être la correspondante de Mme Swetchine ! Tandis que Mme de Sévigné passe sa vie à désirer pour son gendre une charge de cour qui lui ramène sa fille, Mme de Grignan avec sa philosophie se montre beaucoup moins pressée de sacrifier au plaisir de retrouver sa mère sa fastueuse royauté de Provence, et quand elles sont ensemble, les froissemens intimes, les déchiremens éclatent. L’éloignement enflamme, ravive la passion, même la passion maternelle, et transfigure ceux qui en sont l’objet. Si elles avaient vécu