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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 66.djvu/506

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sa femme au moment où elle donnait le jour à une fille sur laquelle il a concentré dès lors toutes ses affections ; il retrouve en elle l’image d’une compagne trop aimée, il en fait son unique bien ; parvenu à l’opulence, il ne nourrit qu’un rêve, le bonheur de sa fille. Eh bien ! cet excellent père profite des quelques instans qui précèdent le mariage pour déclarer à son gendre, M. Berteau, qu’il peut s’estimer bien heureux de réunir tout ce qui fait un époux accompli, d’être honnête, intelligent, aimé, mais surtout d’être riche, car sans cette condition il n’eût jamais consenti à un mariage qui le prive de sa fille, et qu’il était résolu de rompre au premier prétexte. Que pensez-vous de cette manière d’aimer ? Vouer aux larmes et au désespoir une fille qu’on aime, la sacrifier aux bizarres exigences d’une affection maniaque, cela vous paraît une tendresse brutale et égoïste, l’indifférence vaudrait mieux. M. Vacquerie n’est pas de cet avis sans doute, et il a pour cela ses raisons, car vous remarquerez que cette paternité agaçante et tyrannique est absolument nécessaire pour que cette malheureuse fortune exigée par le père, convoitée par l’usurier et son complice, détenue sans droit par le fils, ne puisse être abandonnée purement et simplement, auquel cas tout finirait sans avoir commencé.

Vous demandez encore de quelle heureuse planète est descendue cette collection de dupes et de faquins, et vous dites : Ce n’est pas ainsi que les pères aiment, que les amans raisonnent, que les honnêtes gens agissent, que les usuriers sont reçus dans le monde ; mais c’est en prendre bien à votre aise. S’ils ne parlaient et ne se démenaient dans la pièce tout juste au rebours de ce que nous devrions attendre d’eux sur le peu d’expérience que nous avons des sentimens humains, il n’y aurait pas de comédie du tout. Celle-ci satisfait pourtant, reconnaissons-le, à l’une des lois les plus essentielles du théâtre, la loi de progression. Engagés dans la voie de l’absurde, nous nous y embourbons à chaque pas davantage ; il faut à la fin un dieu pour nous en tirer. Une fois résolu à se dépouiller de sa fortune, le jeune Berteau quitte la maison, emportant pour tout bien sous son bras le cher portrait de son vrai père ; il s’en va la conscience satisfaite, — il a vu rougir sa mère devant lui. Mais le mariage rompu à ce moment suprême est un scandale dont tout le monde cherche vainement l’explication. On ne la trouverait pas, si l’usurier ne venait fort à propos informer le père qu’une lettre est cause de toute l’affaire, et lui insinuer adroitement qu’elle pourrait bien être compromettante pour sa fille. Dès lors le père se croit le droit de vouloir aller au fond des choses, il faut que M. Berteau s’explique ; sommé par le père, par la fille, parle cousin, il faut qu’il choisisse entre l’honneur de sa fiancée et celui de sa mère. Vous auriez dans cette scène quelque chose comme le cinquième acte de Rodogune, si ce n’était ici du Corneille corrigé par M. Vacquerie. Amenée à ce point, la situation ne vous paraît plus avoir d’issue possible : elle n’en aurait pas en effet, si l’auteur ne s’était ménagé une dernière ressource, et quelle ressource ! On voit la mère de l’avocat, une femme qui a racheté par vingt années d’une vie sans reproche