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avec le temps les anciens privilèges, le parlement refusait de les renouveler.

Que font pourtant ces hommes couverts des livrées de la misère qui se pressent à l’entrée des deux docks, celui de Londres et celui de Sainte-Catherine? Debout, pâles, immobiles comme les statues de la Faim, ils se tiennent là du matin au soir durant toutes les saisons de l’année. Leur regard seul indique une vague inquiétude et l’amère illusion d’une espérance trop souvent déçue. Ces malheureux attendent de l’ouvrage. Le service des docks emploie régulièrement un très grand nombre d’ouvriers, tels que porteurs, déchargeurs, hommes de peine; mais il arrive de temps en temps que le travail presse, et qu’on ait alors recours à ce que les Anglais appellent dans un langage assez dédaigneux des mains extra. C’est sur cette chance que comptent les bohémiens de Londres, formant entre eux un groupe sombre et désœuvré qui déborde souvent la largeur du trottoir. La porte des docks est la dernière ressource de la pauvreté anglaise. Là se rendent de jour en jour et de mois en mois toutes les victimes de la dissipation, de l’ignorance ou tout simplement d’un concours de circonstances funestes. Un des traits de l’homme tout à fait dénué est la patience et la foi obstinée dans la loterie du gagne-pain. Le travail des docks a d’ailleurs cela d’attrayant pour les pauvres diables, qu’il n’exige ni grande adresse ni apprentissage, tout au plus la force des bras. Le plus triste à dire, — et pourtant le fait m’a été affirmé, — c’est que plusieurs d’entre eux ont reçu de l’éducation, ont même tenu un certain rang dans le monde, et ne se sont décidés à ce triste métier de travailleur expectant qu’après avoir touché le fond de l’abîme. Les gentlemen sont d’ailleurs ceux qui tombent le plus bas à Londres, quand ils tombent. La longue attente des groupes qui stationnent à l’entrée des docks est néanmoins couronnée dans certains cas de quelque succès. Une forte voix crie de l’intérieur de l’enceinte sacrée et interdite aux oisifs de la rue : Men wanted, on demande des hommes. Il est curieux de voir aussitôt parmi ces statues la secousse électrique produite par de telles paroles. Toute la bande se précipite à la fois d’un seul bond : hélas! il arrive trop souvent qu’on n’ait besoin pour le moment que d’une douzaine d’auxiliaires, et il se présente plus de cent candidats. C’est alors un concours furieux. Après une lutte et un tumulte qui se prolongent encore durant quelques minutes le groupe reprend son immobilité glaciale. Rien ne décourage ces ouvriers qui vivent sur le hasard. La mort, la maladie, la prison, que sais-je encore? font quelquefois des vides dans les rangs; mais d’autres accourent aussitôt pour remplir la place. Et les spectres de la faim sont toujours là, muets, déguenillés, livides, espérant mal-