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tusté est à peine couché sur le sol qu’il est recouvert d’une végétation nouvelle qui en cache les débris. L’espace que les gros troncs laissent libre entre eux est recouvert de plantes éphémères et surtout de lianes gigantesques qui s’attachent à toutes les branches et s’étendent en tiges de plus de cent mètres de longueur. La plus remarquable de ces plantes parasites est le rotin, qui est lui-même un des produits commerciaux du pays. De tels massifs sont presque impénétrables. On s’y hasarde d’autant moins qu’ils recèlent des ennemis dangereux; l’un d’eux surtout, le tigre, l’effroi permanent des colons, est devenu un véritable obstacle à l’extension des cultures.

Pour faire comprendre aux nouveau-venus combien ces bêtes féroces sont redoutables, il est d’usage de leur raconter que les tigres dévorent en moyenne un homme par jour, trois cent soixante-cinq individus par an. Il semble, au premier abord, que cette évaluation est bien exagérée, surtout si l’on considère que l’île de Singapore représente à peine, tant en étendue qu’en population, l’équivalent d’un département français, et que la presque totalité des habitans est concentrée sur un seul point. Les habitans de la campagne sont seuls victimes de la rapacité des tigres, ceux qui séjournent en ville n’ont rien à en craindre; mais le chiffre de mortalité indiqué ci-dessus ne paraît que trop vraisemblable. Les colons découvrent chaque année une quarantaine de cadavres à moitié dévorés; en outre les autorités reçoivent plus de quatre-vingts déclarations d’accidens analogues sans qu’il soit possible de retrouver la trace des victimes; enfin il faut encore observer que la majeure partie des décès ne donnent lieu à aucune constatation officielle, parce qu’ils surviennent dans les cantons les plus reculés et les moins fréquentés. Les Chinois fournissent le plus grand nombre de victimes à ces tristes hécatombes, non pas, comme on l’a dit quelquefois, parce que les tigres manifestent une préférence pour la chair de ces Asiatiques, mais plutôt parce qu’ils sont plus exposés que les autres habitans, beaucoup d’entre eux exerçant le métier de bûcheron, ou cultivant des plantations isolées dans les jungles. Le tigre n’attaque pas l’homme en face; il saisit sa proie par surprise, bondit sur elle du milieu des broussailles où il est caché, lui fracasse la tête d’un coup de patte et l’emporte tout de suite au plus épais du fourré. La première atteinte est mortelle; aussi les planteurs, lorsqu’un des leurs disparaît, ne recherchent le corps de leur malheureux compagnon que pour lui rendre les derniers devoirs.

Il semblerait que les forêts fourmillent de tigres. Il n’en est rien, car on évalue à vingt couples tout au plus le nombre de ces animaux qui habitent l’île. Ce qui est plus singulier, on les vit pour la