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usure les épithètes de traître, de désunioniste et de rebelle : c’était la menue monnaie des injures courantes. Les radicaux étaient les « têtes laineuses (wollyheads) » à cause de leur alliance avec les nègres; les conservateurs étaient les copperjohnsons, une variété nouvelle du genre copperhead. Thaddeus Stevens appelait le président une vermine, et le comparait à une des plaies envoyées par Dieu aux Égyptiens[1]. Cependant, au milieu de cette mêlée, les radicaux commençaient à perdre du terrain. Depuis la convention de Philadelphie, le vent de l’opinion populaire avait décidément tourné contre eux. Les élections étaient devenues douteuses. La majorité du prochain congrès ne dépendait pas, à vrai dire, du vote plus ou moins unanime des états qui avaient coutume de donner toujours une majorité considérable à l’un ou l’autre des deux partis; elle dépendait du grand nombre de circonscriptions indécises où les différences ne pouvaient être que de quelques mille ou de quelque cent voix. Bien qu’aux élections précédentes la proportion des suffrages n’eût été que de 18 à 22 sur l’ensemble du vote, il y avait dans le congrès quinze députés radicaux contre quatre députés démocrates. Que le président parvînt cette année à retourner environ 1,000 ou 1,500 voix seulement dans chacune des circonscriptions balancées, 100,000 en tout sur 4 millions d’électeurs, et il regagnait sa majorité parlementaire, quand même il aurait eu sur l’ensemble du pays 200,000 voix de minorité. Or M. Johnson prétendait avoir un moyen sûr de ranimer l’enthousiasme populaire et de grossir énormément le nombre de ses partisans. Cette dernière botte, imaginée par M. Seward et réservée jusqu’à cette heure pour terrasser au moment suprême les radicaux déjà chancelans, n’était autre, on l’a deviné peut-être, que son grand voyage électoral.


V.

Ce n’était pas un voyage à la mode royale. Il ne s’agissait pas, comme pour les souverains en tournée, de répandre une pluie d’or sur sa route et de se faire adorer aux frais du trésor public. Le président n’avait ni faveurs ni bienfaits à vendre, et d’ailleurs, comme

  1. « Je puis être superstitieux, mais je regarde autour de moi, et je me demande: pourquoi sommes-nous frappés si durement? Je considère notre situation présente, et je me rappelle que le Seigneur est juste, et que jusqu’à ce que nous devenions justes, il aura soin de nous faire sentir sa vengeance. Vous vous rappelez tous qu’en Égypte il a envoyé des grenouilles, des sauterelles, de la vermine, et qu’il a enfin demandé le sang du premier-né de chacun des oppresseurs. Presque tous ces maux nous ont visités. Nous avons perdu plus que le premier-né, nous avons été écrasés de taxes et de dettes, et le ciel nous a envoyé pis que la vermine : il nous a affligés d’un Andrew Johnson! » (Discours prononcé au meeting radical de Lancaster, en Pensylvanie.)