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d’Anvers. Wiertz avait déjà trouvé un coloris excellent qui tient à la fois de celui de son modèle révéré, Rubens, et des Vénitiens, qu’il avait étudiés en Italie. Aucun des peintres flamands qui a passé les Alpes n’a échappé à cette influence de l’école de Venise, pas même Rubens, comme on peut s’en convaincre par l’examen de ses tableaux qui se trouvent dans l’église Saint-Ambroise à Gênes. Malgré certains défauts[1], on peut dire que Wiertz avait produit une œuvre qui n’était pas tout à fait indigne de la poésie à laquelle il avait demandé des inspirations : il était parvenu à faire revivre sur la toile l’image des luttes des temps héroïques. C’était l’Iliade avec la vie puissante et rude de l’époque primitive.

Wiertz revint en Belgique pendant l’été de 1835, emportant avec lui l’œuvre sur laquelle il comptait pour illustrer son nom. Il alla s’établir avec sa vieille mère à Liège, où le prix de quelques portraits leur permit de subsister. Son Patrocle étonna ceux qui le virent; les journaux en parlèrent, l’académie d’Anvers lui offrit un banquet; mais il n’obtint pas d’emblée la célébrité qu’il espérait. Il voulut la conquérir sur un plus grand théâtre, et l’année suivante il envoya sa vaste toile à Paris. Ici commence une série de déboires qui imprimèrent une teinte sombre et parfois amère à son caractère, jusque-là toujours sérieux, mais d’une gaîté facile et communicative. En 1838, son tableau de Patrocle faillit être saisi par la douane; arrêté ensuite par le dégel sur la route, il arriva trop tard. Le terme fatal était expiré, et les portes du Louvre lui furent fermées. En 1839, il fut admis et même placé dans le salon d’honneur, mais si haut et sous un jour si défavorable que l’on ne comprenait rien au sujet, et que l’œuvre par laquelle l’artiste comptait enlever tous les suffrages ne fut appréciée par personne à sa juste valeur. Ce fut pour lui une rude épreuve. En un jour, il voyait s’évanouir ce rêve de gloire qui avait été le mobile de toute sa vie. Pour acquérir un nom, il avait travaillé sans relâche depuis son enfance, renoncé aux plaisirs, aux distractions même; il s’était absorbé tout entier dans une seule idée, dans un seul espoir, et cet espoir était déçu. Il se berçait de l’idée qu’il obtiendrait un succès retentissant, et le public passait indifférent à côté de son œuvre. Une déception de ce genre est bien plus dure pour l’artiste que pour l’homme de lettres. Le livre peut attendre ses lecteurs et souvent le succès n’arrive que lentement. Le tableau, lui, subit une épreuve solennelle; il semble qu’il doive emporter les suffrages

  1. Le tableau qui se trouve maintenant au musée Wiertz est une reproduction de celui qui fut peint à Rome. Pour le coloris, il y a progrès, et d’utiles corrections ont été faites à la pose et au mouvement de quelques personnages.