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l’épouvantable vengeance qu’elle veut tirer de ses meurtriers. C’est par obéissance à la loi féodale que Ruediger se décide à combattre ses amis et ses hôtes. Hagene lui-même, le grand pourfendeur, si effroyablement brave à la fin, n’a été traître et lâche dans la première partie du poème que parce qu’il ne pouvait venger autrement l’honneur outragé de sa suzeraine Brunhilt. Kriemhilt meurt sous les coups de Hildebrand, et celui-ci ne craint rien d’Etzel, tant il est certain d’être dans son droit en punissant sur-le-champ, même sur la femme du roi, une violation formelle de la promesse faite à des ennemis vaincus.

Tout cet ordre de sentimens et d’idées est encore inconnu dans les chants scandinaves et dénote que le poème allemand appartient à une époque où le sens moral est déjà un peu plus développé et où la société est organisée sur des bases plus élevées que celle de la force pure et simple ; mais il faut ajouter que cette supériorité n’est pas encore bien grande. L’idéal chrétien n’a pénétré que très faiblement dans l’esprit des Germains du XIIe siècle. Le christianisme est encore une croyance toute superficielle chez ces barbares à peine dégrossis. Il est visible d’ailleurs que le dernier ou les derniers poètes ont introduit dans la tradition des élémens chrétiens qui lui étaient étrangers et qu’on peut en détacher sans faire le moindre tort à la marche du poème, car pas un seul n’est essentiel. On peut dire de tous qu’ils sont du même genre que la strophe où nous voyons que les nouveaux époux, Gunther et Brunhilt, Siegfrid et Kriemhilt, voulant donner à leur union la consécration religieuse, se rendent à la messe… le lendemain de leur mariage. On avait donc commencé par s’en passer.

Sans contester le mérite sui generis de l’épopée allemande, il faut avouer que le patriotisme a passablement aveuglé les critiques d’outre-Rhin lorsqu’ils ont voulu nous montrer dans les Nibelungen un poème supérieur à tous les autres, dépassant même l’Iliade en grandeur et en beauté épiques. Il manque au poème allemand ce qui fut le don inné du génie grec, la mesure, le sens instinctif de la proportion et par conséquent de la grâce. La remarque humoristique d’Henri Heine reste vraie. Les héros de l’épopée grecque sont de taille assurément à se mesurer avec ceux de l’épopée germanique ; mais combien leur démarche est plus légère et leurs mouvemens plus aisés ! Il y a de l’intempérance, de l’immodéré dans la bravoure des hommes et dans la beauté des femmes du poème allemand. Comparez au Parthénon, non pas une de ces cathédrales gothiques où l’accord des détails avec le plan général réalise une harmonie, une unité d’impression incontestables, celle d’Amiens par exemple, ou celle de Cologne quand elle