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des peuples primitifs en un jeune prince d’une force et d’une intrépidité sans pareilles. En Grèce, en sa qualité d’astre régulateur des jours et des saisons, il est devenu régulateur de la vie humaine, fondateur de villes, législateur et civilisateur. Dans l’Allemagne païenne, il n’en a pas eu le temps ; mais du reste tous les traits propres au Sigurd-Siegfrid germanique se retrouvent dans les mythes solaires de la Grèce. Sa lutte victorieuse avec le dragon ou le nuage est une donnée pour ainsi dire universelle, remontant jusqu’au berceau de la race indo-européenne tout entière. La conquête du trésor des Nibelungen a d’innombrables parallèles dans la mythologie antique depuis les pommes d’or du jardin des Hespérides jusqu’aux bœufs rouges d’Érythie : on sait que dans l’antiquité les bœufs et les trésors se prennent, au propre et au figuré, les uns pour les autres[1]. Ce sont les nuées d’or du matin ou du soir qui ont donné lieu à cette conception mythique, et le sens primitif du mot Nibelungen ou Niflungen se rattache visiblement à la même racine que nebel, nebula, en sanscrit naba, nuage. Sigurdrifa, la Brynhild scandinave, la Kriemhilt allemande, ont dû être originairement des lunes, car, dans les mythologies, la lune se prête aussi bien à produire l’impression de la pureté virginale (Diane, Phœbé, Seléné, etc.) qu’à revêtir l’apparence de la jalousie et en général des passions les plus violentes et les plus meurtrières (Hélène, Hécate, Brimo, Médée, Bellone, etc.). La Tarnkappe de Siegfrid, qui le rend invisible, le charme qui le rend invulnérable comme Achille, sauf sur un point déterminé de son corps, la trahison dont il est la victime et qui a pour cause la jalousie d’une femme, tout cela se retrouve encore dans les mythes solaires. Il n’est pas jusqu’à Grani, son coursier sans rival, qui n’ait son pendant mythique dans le cheval Pégase, qui servit à Persée et à Bellérophon. On a même cru retrouver le parallèle de Siegfrid dans Karnâ, l’un des héros de l’épopée indienne. Il va sans dire qu’il ne peut être ici question d’emprunts faits par une mythologie à l’autre. Il ne peut s’agir que de croyances primitives communes, remontant jusqu’au berceau de la race et se développant ensuite parallèlement d’une manière conforme tout à la fois à l’unité et à la diversité de l’esprit humain.

Ce n’est donc pas de l’histoire, c’est de la mythologie qui est à la base du récit des Nibelungen. On a pu exagérer ce point de vue et lui faire du tort en le raffinant, Lachmann entre autres, qui va jusqu’à faire de Hagene la personnification de l’épine de la mort[2] ;

  1. Cela est encore visible dans le latin pecus (troupeau) et pecunia (argent).
  2. Ajoutons toutefois que Lachmann fut sobre de raffinemens, si on le compare à d’autres. On sait avec quel éclat Creuzer développa l’idée, fort juste en soi, mais très fausse quant aux applications qu’il en fit, que les mythes antiques renfermaient tout autre chose que des impostures sacerdotales ou des niaiseries absurdes. À son exemple, on voulut y voir des abîmes de sagesse philosophique et même de science naturelle. Bientôt on vit paraître des exégèses mythologiques très sérieuses d’intention, mais d’un burlesque achevé. N’y eut-il pas un professeur, Trautwetter, à Mittau, capable de soutenir que les Nibelungen étaient un traité poétique de chimie ! Etzel était la chaux, Gunther le carbone, Siegfrid l’acide muriatique, Brunhilt l’acide carbonique, Kriemhild le noir brillant du charbon. Le meurtre de Siegfrid représente la neutralisation de l’acide muriatique. C’est Zeune qui rapporte cette incroyable interprétation dans la préface de son édition des Nibelungen (Berlin, 1815), en ajoutant gravement « qu’elle ne lui paraît reposer sur aucun fondement certain. »