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quitter leurs seigneuries, fit un salut respectueux, et s’enfuit en courant.

— Voilà encore un original, dit la jeune étrangère.

— Celui-ci du moins est fort poli, répondit la dame âgée. — Il s’est présenté à nous d’une façon excentrique ; mais nos usages ne sont pas ceux de ce pays. Vous savez, miss Martha, si je redoute les connaissances de voyage et si je partage vos idées de réserve et de prudence ; mais je me connais en hommes, et je vous autoriserais à recevoir ce jeune Vénitien plus volontiers que votre capitaine hongrois, qui a le verbe haut et qui fait le galant avec toutes les jolies femmes.

— Bah ! reprit miss Martha, le galant de toutes les femmes n’est dangereux pour aucune. Le capitaine Pilowitz a trouvé l’art de me désennuyer. Il connaît le personnel de toute la ville, et ne m’a-t-il pas été présenté dans une boutique par le marchand de thé de Bocca-di-piazza ? Que voulez-vous donc de plus régulier ?

— Il n’a pas le ton et les manières d’un vrai gentleman, dit la vieille dame.

— Je conviens qu’il ne vous fait pas assez la cour, et je compte le lui reprocher.

— Vous badinez, miss Martha, et moi, je parle sérieusement.

— Eh bien ! chère mistress Hobbes, sérieusement, je vous promets que Pilowitz ne deviendra jamais importun, et si l’original que nous venons de rencontrer nous aborde encore avec cette familiarité qui vous a prévenue en sa faveur, encourageons-le à nous manger dans la main ; j’y consens pour vous plaire.

Le lecteur aura deviné que mistress Hobbes ne pouvait être que la dame de compagnie de miss Martha. En devisant ainsi, les deux étrangères, qui avaient adopté les coutumes italiennes, rentrèrent dans leur joli appartement de l’hôtel Danieli pour s’y reposer pendant le temps de la grande chaleur. Elles sommeillaient sous le demi-jour des persiennes fermées, quand on vint leur apporter le livre de M. Brown et une carte de visite sur laquelle on lisait : « Alvise Centoni » et au bas de la carte : Riva-del-Carbon ; c’était le nom et l’adresse du jeune Vénitien. Le volume contenait les renseignemens déjà donnés verbalement sur le prototype d’Otello, avec des notes écrites à la main et des citations tirées des annales de Malipieri et de Sanuto. Le premier de ces historiens avait recueilli les noms des quatre femmes de Moro. Parmi les extraits du second, miss Martha remarqua le passage suivant : « aujourd’hui, 26 octobre 1508, Christophore Moro, lieutenant de Chypre, nouvellement élu capitaine de Candie, a comparu devant le collège, avec la barbe, pour avoir perdu sa femme, morte pendant la tra-