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veut savoir la cause. Enfin il trouve dans Malipieri que ce Memmo a tenu le propos suivant : « Dimanche prochain, nous irons au grand-conseil, dix de mes amis et moi, avec des cottes démaille sous nos habits, et nous poignarderons le doge. » Centoni trouve le cas de Memmo fort grave ; l’exécution à mort lui semble motivée, et il dort tranquille. Si on lui demande à quoi riment ces fantaisies d’historiographe, il répond : « Que voulez-vous ? Venise est morte et enterrée ; ce sont de pauvres fleurs que je jette sur sa tombe. Je ne suis pas chargé de défendre Famagouste contre une armée de deux cent mille Turcs. »

— Ce langage, dit mistress Hobbes, augmente encore mon estime pour ce jeune homme et mon désir de faire sa connaissance.

— Parce que vous croyez, répondit miss Martha, que ces discours cachent une pensée profonde ; mais il n’y a point de replis secrets dans l’âme de votre protégé. On y voit clair comme dans une lanterne vénitienne.

— C’est bien cela, dit le capitaine Pilowitz.


II.

Mistress Hobbes n’avait de commun que le nom avec l’auteur du traité du Citoyen, qui a osé dire que tous les hommes naissent méchans et pervers. Elle était au contraire naturellement disposée à l’indulgence ; mais il fallait qu’on tentât de lui plaire par des attentions et des politesses. Ses bonnes grâces étaient à cette condition, et Pilowitz, s’il avait des prétentions sur le cœur de miss Martha, manquait de tact en négligeant de s’assurer la protection de la gouvernante. Le désir exprimé par mistress Hobbes de faire plus ample connaissance avec le seigneur Alvise devait être bientôt satisfait. Un matin, en voulant revenir à pied de la galerie Manfrin jusqu’à leur hôtel, les deux dames s’égarèrent dans les détours inextricables du Canareggio. Elles perdaient courage et cherchaient une gondole, quand elles rencontrèrent Alvise Centoni devant l’église des Servi. Le complaisant jeune homme s’empressa de les remettre dans leur chemin. A l’entrée de la Merceria, elles voulurent lui rendre sa liberté ; mais elles lui avaient parlé d’emplettes à faire, et il leur demanda la permission de les aider à se débattre contre la rapacité des marchands. Dans le premier magasin où l’on entra, miss Martha ne put s’empêcher de rire en voyant don Alvise se confondre en cérémonies avec la patronne de la boutique. Elle pensa que ses intérêts allaient être fort mal défendus, et elle s’apprêtait à augmenter d’une historiette le répertoire de Pilowitz ; mais la marchande déclara que le caro signor Centon et ses amis avaient droit aux prix les plus discrets, comme on dit à Venise. Mistress Hobbes