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gré les prières de mistress Hobbes. Le banquier allemand chargé de lui remettre des fonds n’avait point déserté la ville, et promettait de continuer à lui payer exactement sa pension ; en conséquence elle déclara hautement son intention de partager le sort des autres femmes de Venise, et, quand elle eut acheté un stylet de forme ancienne à lame triangulaire, elle se sentit capable de braver la soldatesque et les pillards. Les dames irlandaises finirent par être connues des gens du peuple ; elles circulaient au milieu des rassemblemens et recevaient des témoignages de sympathie dont elles étaient flattées. Il y eut fête à l’Hôtel Danieli le jour qu’on y apprit la victoire de l’armée piémontaise à Goïto, et celui où le vieux général Pepe et le colonel Ulloa entrèrent dans la ville à la tête du bataillon des volontaires napolitains. Miss Lovel prenait des leçons de son gondolier pour s’exercer au maniement du stylet. Elle se moquait de Centoni, qui ne voulait pas même se munir d’un couteau, tandis que les autres jeunes gens ne sortaient plus sans être armés jusqu’aux dents. Aux plaisanteries de son amie, don Alvise répondait que Radetzky n’était pas aux portes, qu’il y avait entre Venise et lui trois milles et demi d’eau salée, plus la forteresse de Malghera, garnie de bonnes pièces de canon. Un coup de main ou un assaut n’était point ce qu’il craignait ; mais il ne dissimulait pas son inquiétude sur d’autres sujets que miss Martha traitait de bagatelles. Dans la prévision d’un blocus, il évaluait en chiffres les ressources des assiégés, et fixait d’avance le jour où la viande manquerait, puis les légumes et ensuite le pain, à moins qu’on ne prît des mesures pour s’assurer avec la terre ferme des communications que Radetzky ne pût pas intercepter. En le voyant tirer de sa poche quantité de notes et de bouts de papier pour se livrer à ses calculs, miss Martha faisait des signes à sa gouvernante et se touchait le front du doigt, comme pour dire : « Voilà notre ami qui retombe dans ses manies, » ou bien elle perdait patience et brouillait ensemble tous les papiers en disant : — Laissez donc ces minuties ; nous mangerons du pain et des huîtres, si la viande vient à manquer.

Lorsque le roi de Piémont envoya au gouvernement, provisoire une somme de huit cent mille livres, miss Lovel pensait que cela mettrait fin aux supputations ; mais don Alvise essaya de lui faire comprendre que, les dépenses de la république s’élevant à un peu plus de deux millions par mois, l’argent du Piémont se trouverait absorbé au bout de dix ou douze jours, à quoi miss Lovel répondit qu’elle avait l’âme trop grande pour s’occuper de ces détails, et qu’il lui importait peu de dîner bien ou mal, pourvu que ce fût dans une ville libre.

Centoni arriva un matin à l’Hôtel-Royal avec un air soucieux