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j’ai obligés ou secourus ; fais en sorte qu’ils soient ici au botto[1], car le temps est précieux.

Dix ou douze personnes convoquées à la hâte par Teresa se présentèrent, chez le signor Centoni à l’heure indiquée. Ce n’était pas une réunion à former une académie, c’était plutôt un bon parterre de théâtre forain ; cependant remarquons en passant qu’il n’existe point de populace à Venise. Hormis les pêcheurs de Chiozza, qui ne sont pas de la ville, tout le monde se pique de politesse, et les gondoliers particulièrement ont un langage et des manières à faire envie à bien des gentilshommes. Centoni vit avec plaisir entrer dans son salon quelques paires de bras vigoureux, la plupart en manches de chemise. Au premier rang figuraient trois planteurs de pilotis, au second Matteo, le frère de Susannette, et des hommes de conditions diverses, un barcarol, un charbonnier, un crieur public. Au dernier rang, l’on voyait même des femmes ; mais pour des banquiers ou des docteurs, il n’y en avait point.

— Je vous reconnais, mes amis, dit don Alvise. J’ai obligé chacun de vous, et c’est aujourd’hui que vous allez me rendre la pareille. J’espère n’avoir que l’embarras du choix. Le service que j’attends de vous est d’un intérêt général, et vous concerne tous autant que moi.

— Patron, dit le crieur public, qui se croyait autorisé par sa profession à parler au nom des assistans, vous êtes charitable au pauvre monde. Nous vous considérons comme notre père, et nous sommes prêts à mourir pour vous.

— Eh bien ! mes enfans, reprit don Alvise, il s’agit de pourvoir aux approvisionnemens de Venise et d’assurer à ses défenseurs du pain et des vivres. Notre belle cité a toujours eu deux mères-nourrices aussi riches l’une que l’autre, la Marche trévisane, qui est un vrai jardin, et la fertile campagne qu’arrose la Brenta. Or les troupes de Radetzky occupent Vicence et Padoue ; les Autrichiens sont à Mestre, de ce côté nous n’avons plus à recevoir que des boulets de canon. Du côté du sud, c’est-à-dire de Chiozza, les communications ne sont pas encore interrompues ; mais les braves Chiozzotes sont surveillés par une citadelle remplie de fusils allemands. Il faut chercher quelque autre voie pour l’arrivée des vivres. J’ai donc résolu de partir demain avec deux ou trois bons compagnons. Nous irons au nord des lagunes, en profitant de la marée et des parti-acqua pour remonter en gondole le plus loin possible[2]. Nous tâcherons

  1. Une heure après midi.
  2. On appelle parti-acqua les points de rencontre des courans qui s’établissent dans les lagunes au moment où les eaux de l’Adriatique entrent à la fois par les trois ouvertures de Sant’-Erasmo, des Tre-porti et de Jesolo.