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— Quelle opinion avez-vous donc de nous, dit-elle enfin, si vous croyez que nous pouvons rire de l’équipage où vous serez demain ? Vous feriez mieux de penser aux graves sujets d’inquiétude que vous nous préparez, et aux regrets que nous aurions, s’il vous arrivait malheur.

— Des regrets ! répondit Centoni ; cela ne ferait pas mon compte, car il faut absolument que je réussisse dans mon entreprise.

— Le méchant garçon ! s’écria mistress Hobbes, il ne songe qu’à ses farines !

— Pour ce qui est de vos compagnes de voyage, reprit miss Martha, j’ai si peu d’envie de m’en moquer, que, si j’étais dans leur condition, je partirais comme elles. Les lois du monde ne les embarrassent pas. Elles vont où bon leur semble, tandis que moi, tout ce que je puis faire pour vous, c’est cette bourse en soie qui ne m’expose à aucun danger.

— Serait-ce pour moi que vous travaillez ainsi ? demanda Centoni.

— Certainement, répondit miss Martha, et nous voulons vous revoir, entendez-vous ? Dussions-nous manger du pain d’avoine, nous voulons vous revoir sain et sauf.

— Bon ! dit Centoni, me voilà devenu un paladin : des regrets si je meurs, un ouvrage de vos doigts mignons si je reviens ! décidément je suis un homme heureux.

Don Alvise se sépara de ses deux amies en leur promettant de se conduire prudemment. Ge soir-là, il répéta souvent dans ses monologues qu’il était un homme heureux ; mais, une fois dans son lit, il ne songea plus qu’à ses farines, comme le lui reprochait mistress Hobbes. Le lendemain de grand matin, il parcourut la Frezzaria où sont les marchands de comestibles, et il acheta une provision de viandes salées. Comme tous les Vénitiens de qualité, le seigneur Centoni avait une gondole ; il tint conseil avec Beppo, vieux barcarol attaché depuis vingt ans à sa famille. On entrait alors dans les jours caniculaires ; la chaleur semblait plus à craindre que la pluie ou le froid. Beppo décida qu’il fallait laisser à terre le felse de la gondole, — c’est ainsi qu’on appelle la cabine fermée. — On dressa la tente à rideaux, en belle toile rayée de blanc et de rose. On serra les comestibles dans le coffre. Teresa pourvut aux besoins du campement nocturne en fournissant autant de couvertures de laine qu’il y avait de voyageurs.

À midi, tout le monde étant réuni, on s’établit dans la gondole : le vieux Beppo à l’arrière et Matteo à l’avant, tous deux prêts à donner le premier coup de rame, la naine blottie sur un coussin où elle ne tenait guère plus de place qu’un chat, Susannette à côté d’elle, Centoni debout, appuyé sur un des légers poteaux de la tente. Teresa, restée sur la rive, essuyait une larme du revers de