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Fantino ; mais pour les saints eux-mêmes, pas si sotte que de pécher en les invoquant.

— Tu es une fine mouche. Et toi, belle Susannette ?

— Moi, répondit la jeune fille, du plus loin que je verrai un habit blanc, je jouerai des jambes comme si j’avais volé la palla d’or de Saint-Marc, et tous les caporaux du monde ne m’attrapperont pas, quand même ils n’auraient pas un fusil sur l’épaule et un sabre battant sur leurs mollets.

— Tout va bien, dit Centoni. Je ne regrette plus les maçons ni le crieur public.

Tout alla bien en effet pendant la première heure du voyage. Un léger vent d’ouest tempérait l’ardeur du soleil. La gondole avançait rapidement, laissant derrière elle un faible sillage sur le miroir uni de la lagune. Après avoir dépassé les verreries de Murano, elle eut devant elle un vaste horizon. À droite, on découvrait le Lido de Pordelio, formant une longue ligne bleuâtre, à gauche la terre ferme, semblable à une ombre immense, en avant trois points blancs dessinant un triangle et qui sortaient de l’eau comme des édifices submergés : c’étaient les trois clochers de Mazorbo, Burano et Torcello. Pour suivre le droit chemin, il eût fallu passer à Mazorbo et prendre le canal del Buffon ; mais par cette voie on s’exposait à être remarqué des vedettes autrichiennes et à tomber dans une embuscade. Afin d’échapper aux lorgnettes des officiers, Centoni se dirigea vers la droite et vint aborder à Burano. Les bonnes gens de ce village, tous marins et pêcheurs, accoururent sur le quai, où séchaient leurs filets pour s’enquérir de ce qui se passait à Venise. Centoni leur apprit l’arrivée des Autrichiens à Mestre. Le fâcheux effet de cette nouvelle fut adouci par l’assurance que le prix du poisson allait augmenter. Aussitôt la population s’agita comme une fourmilière ; la flottille des pêcheurs fit ses préparatifs pour gagner la pleine mer pendant la nuit suivante, et Centoni se frotta les mains en pensant qu’il y aurait du poisson frais le lendemain au marché de la Pescaria.

Quatre heures étaient sonnées quand les voyageurs bien reposés sortirent de Burano. La marée montait. On ne voyait plus ces îlots de vase que les eaux basses laissent à découvert. La gondole, qui mesurait huit pouces d’eau, pouvait voguer à l’aise ; mais cette liberté même devenait un danger, pour peu qu’on se trompât de route. De crainte d’erreur, le patron donna l’ordre de ramer vers la saline de Saint-Félix, en suivant le chenal marqué par des faisceaux de pieux, qui ressemblaient de loin à de grosses bottes d’asperges. Le vent était tombé ; le soleil se couvrait d’un léger voile et donnait cette lumière d’un rouge orangé, qui est particulière au