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poir ; enfin la gondole franchit le mauvais pas et atteignit le point où le Sile entrait jadis dans les lagunes, avant qu’on en eût détourné le cours pour le forcer à se jeter dans la Piave inférieure.

— Je vois des arbres, s’écria le patron ; vive le capitaine Betta !

Pour remonter plus haut, il eût fallu passer des écluses qui pouvaient être gardées par l’ennemi. On amarra la gondole sous une touffe d’osier.

— Maintenant, mes enfans, dit Centoni, tirez les vivres du coffre et préparez le souper. Pendant ce temps-là, j’irai à la découverte d’un chemin, car il ne faut pas attendre la nuit noire pour explorer le pays.

— Restez, patron, dit Betta. Je sais déjà mon chemin. Le Sile se tortille dans la campagne comme un serpent ; je ne m’amuserai pas à suivre les sentiers de halage. Ces arbres que vous voyez sont des mûriers, et vous savez bien qu’on les plante au bord des routes.

— Cette bambine a toujours raison, dit Centoni.

On soupa sur le pouce, mais de bon appétit, et si longuement que le soleil était couché quand on but le dernier coup de vin au succès de Betta.

— Il faut partir, dit la naine.

— La pauvre petite ! s’écria Susannette, elle me fait pitié ; si je partais à sa place ?

— Non, reprit Betta, ne changeons rien aux choses convenues. Patron, mon sang et ma vie sont à votre seigneurie. Si elle veut que je réussisse, qu’elle pense à moi, tandis que je cheminerai dans la nuit.

— Oui, je penserai à toi, dit le patron, et, afin que tu n’en doutes pas, viens que je t’embrasse.

Don Alvise souleva la naine dans ses bras comme un enfant, la pressa contre sa poitrine, et lui donna deux gros baisers en l’appelant sa chère fille.

— Oh ! que je suis contente ! dit-elle en rougissant. Oh ! que j’ai bien fait de venir ! Les habits blancs peuvent tirer sur moi.

Tous les voyageurs conduisirent Betta jusqu’au chemin bordé de mûriers.

— Me voici bien dans la direction de San-Damaso, dit la naine. Allez dormir en m’attendant. Demain matin, quand je vous chercherai par ici, après avoir descendu sur le Sile, vous m’entendrez de loin. Je n’ai pas plus de voix qu’un poulet de huit jours, mais je sais siffler.

Betta introduisit dans sa bouche l’index et le doigt majeur de chaque main, et fit retentir un coup de sifflet auquel répondit dans le lointain l’aboiement d’un chien. — Et à présent, reprit-elle, bonsoir, mes amis, au revoir, patron ; moi, je m’en vais.