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balance, ne retirerons-nous pas du moins un enseignement utile des exemples que nous offrent les deux nations rivales ?

Grâce aux efforts persistans de sa volonté indomptable, la Grande-Bretagne a rendu le monde entier son tributaire ; non moins habile, la Russie, quoiqu’à peine sortie de l’enfance, poursuit avec des alternatives de lenteur calculée et d’impétuosité irrésistible la soumission des peuples asiatiques, et il ne faut pas beaucoup de pénétration pour voir ce que l’une et l’autre doivent de force, d’ascendant, de confiance en elles-mêmes, à des possessions séparées de la mère-patrie par toute l’étendue de l’océan ou du désert. Ces avantages, qu’il faut savoir apprécier sans les exagérer, doivent nous donner à réfléchir. La France s’est, depuis quelques années, portée vers les expéditions lointaines ; elles n’ont pas toujours été heureuses, surtout quand il s’est agi de créer des empires dont les jours étaient comptés d’avance. Elles ont abouti néanmoins à des établissemens auxquels les informations les plus solides et les moins enthousiastes permettent de présager un heureux avenir. C’est à nous d’en tirer parti. La France, dit-on, n’a pas le génie colonisateur ; mais sous ce rapport comme sous bien d’autres ne peut-on faire l’éducation du pays ? Nous avons plus de sociabilité que les Anglais, plus d’expérience et de vraie civilisation que les Russes. Au lieu de nous abandonner à une jalousie stérile ou de nous laisser entraîner par le mirage tentateur des conquêtes continentales, attachons-nous à une politique moins féconde en déceptions. La France peut avoir aussi son rôle à jouer en Orient, elle ne saurait se désintéresser des révolutions qui s’y accomplissent ou s’y préparent. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que là marine, l’industrie, le commerce, tous les grands intérêts de nos sociétés laborieuses ne se développent pas sur place, indépendamment des événemens qui changent l’équilibre des contrées les plus lointaines. Tout se tient aujourd’hui d’un bout de la planète à l’autre, et, toute folle, ambition mise à part, une grande nation ne peut sans péril s’isoler, s’enfermer chez elle : elle est forcée d’embrasser le monde entier dans sa politique.


EMILE JONVEAUX.