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sans le savoir, une foule qui leur prête ses passions et ses émotions et qui croit les recevoir d’eux, il faut supposer une époque tout à fait primitive, où la poésie est une jouissance encore nouvelle, à laquelle on se livre naïvement, sans essayer de l’analyser, et je vois en effet que les critiques qui veulent nous faire comprendre cette sorte de génération spontanée de chefs-d’œuvre nous parlent sans cesse de la façon dont les enfans écoutent les contes qu’on leur fait et les répètent. Les peuples qui entendirent chanter pour la première fois l’Iliade et la Chanson de Roland étaient-ils donc tout à fait des enfans ? est-ce vraiment une poésie au berceau qui a produit ces beaux ouvrages ? On vient de voir qu’il n’en est rien, que l’épopée avait été précédée par les cantilènes, qu’elle commence une nouvelle époque poétique, mais qu’elle en achève une autre. L’Iliade n’est pas le début d’une littérature. La science a peuplé l’espace vide qui s’étend derrière elle. Il faut donc nous garder d’en attribuer la formation à des procédés trop primitifs. C’est tout au plus à la naissance des cantilènes qu’il convient de les appliquer. Comme elles sont le plus souvent contemporaines des événemens qu’elles chantent, l’on peut dire qu’elles naissent d’une explosion d’enthousiasme populaire. Celui qui traduit cet enthousiasme dans une courte improvisation est si bien l’écho de l’émotion générale qu’il peut n’avoir pas la conscience de son travail personnel. Je vois que tous les peuples, même ceux qui ont le moins conservé le souvenir de leurs origines, se font une idée assez juste de leurs premiers poètes. « C’est le souffle divin, disent-ils, qui pénètre en eux et les force à chanter ; ils ne sont pas responsables de leurs chants ; ils subissent à regret une inspiration étrangère dont ils sont les instrumens aveugles et malheureux. » Mais cet état ne peut pas durer toujours. Il est impossible d’admettre que pendant des siècles le poète reste inconscient, toujours animé de l’émotion des autres sans réagir contre elle et s’affirmer, que, tandis qu’il compose des poèmes entiers et non plus de courtes chansons, il ne lui arrive jamais d’avoir le sentiment de son œuvre, de s’y retrouver et de s’y complaire. Cette opinion serait déjà difficile à soutenir, si l’on supposait que l’épopée est la forme la plus ancienne de la poésie ; elle l’est bien davantage quand on pense qu’elle a été précédée par un long travail poétique pendant lequel l’esprit a dû se former, se mûrir et prendre quelque conscience des choses qu’il fait, qu’enfin elle correspond non pas tout à fait à l’enfance, mais à la jeunesse du genre humain.

Est-ce à dire qu’il ne reste plus rien de l’hypothèse de Wolf ? Je crois au contraire que l’essentiel en demeure vrai. Il a montré qu’il ne fallait plus se représenter Homère comme Virgile ou le Tasse ; ce n’était pas un poète au sens d’aujourd’hui, un homme de réflexion