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cela s’appelait « griveler sur les gens de guerre, » et personne n’y trouvait à redire. Nulle mesure régulière pour assurer les subsistances, l’habillement, ni même l’armement; nulle garantie donnée au soldat pour le présent ou pour l’avenir : officiers, cavaliers, fantassins, gentilshommes et paysans entraient au service, en sortaient, y rentraient, le quittaient encore à peu près à leur gré; aucune règle pour l’avancement ; les attributions de chaque grade mal définies, la hiérarchie militaire à peine ébauchée, souvent des généraux commandant les uns à côté des autres sans reconnaître un chef supérieur. De là un extrême désordre, une discipline très relâchée, de grands mécomptes dans les effectifs, sans parler des excès et des souffrances de tout genre dont les gravures de Callot et certains tableaux flamands donnent une idée saisissante.

L’artillerie, les fortifications étaient dans les mains d’entrepreneurs, d’officiers, d’ouvriers civils qui ne se croyaient astreints à aucun des devoirs de la profession militaire. Fallait-il faire un siège, on cherchait dans l’infanterie des capitaines, des lieutenans ayant un peu plus d’instruction ou d’aptitude; ils traçaient les attaques, aidaient les généraux à diriger les travaux, à placer les batteries. C’est tout au plus si, pour cette fonction spéciale, ils étaient exempts de leurs gardes ordinaires; le siège fini, lorsqu’ils n’étaient pas tués ou estropiés, ils reprenaient le service de troupe. Quelquefois, comme récompense extraordinaire, ils recevaient une compagnie dans un vieux régiment; mais un général bien en cour pouvait seul faire obtenir une pareille faveur à ceux que Vauban appelait « les martyrs de l’infanterie. » Pour unique réserve, on avait les milices communales, qui n’existaient guère plus que de nom, et « l’arrière-ban » ou levée en masse de la noblesse, dernier vestige de temps passés pour toujours; c’était pour les cas extrêmes deux ressources bien précaires, et sur lesquelles on ne faisait plus de fonds depuis longtemps. Tout, dans les armées, restait à l’état d’ébauche imparfaite; mais une des institutions de Richelieu lui survivait : la charge de secrétaire d’état de la guerre avait été conservée. Ce fut le levier dont Louvois se servit pour accomplir une véritable révolution. Il fit passer l’armée des mains des particuliers dans celles du roi. Entre le chaos qui existait avant lui et l’ordre de choses qu’il a créé, la distance était immense. Son œuvre a été durable : l’état militaire qu’il a fondé était encore debout en 1792.

Ce grand niveleur n’était pourtant pas ce qu’aux derniers temps de l’aristocratie de Rome on eût appelé un homme nouveau, et quand il se mit à l’œuvre, il n’avait ni affront à venger ni haine de caste à satisfaire. La fortune de sa famille était de fraîche date : son aïeul, un très petit bourgeois, commissaire de l’un des quar-