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dans la servitude des barbares, dont Julien l’avait délivrée, s’agite et se plaint. Les femmes des soldats avec leurs enfans se répandent sur les routes, poussent des cris et s’opposent au départ. Julien, loin de profiter de cette indignation douloureuse, fait tout ce qu’il peut pour en atténuer les effets. Il va jusqu’.à préparer de vastes chariots pour que les soldats puissent emmener leurs familles. Il ne veut pas que les troupes irritées passent par Lutèce, sa résidence. Décentius, l’imprudent délégué de Constance, décide qu’elles traverseront Lutèce, pour faire partager sans doute au césar la responsabilité de cette mesure impopulaire. Pendant le défilé, Julien harangue cette armée silencieuse et morne, il fait entrevoir aux soldats les récompenses qui les attendent auprès de l’empereur; mais dans la nuit la révolte éclate, les légions assiègent le palais en criant : « Nous voulons Julien pour auguste! » Il refuse de paraître, et seulement quelques heures après il parcourt les rangs, repousse avec indignation le titre d’auguste, étend vers les soldats ses mains suppliantes, et, pour les apaiser, va jusqu’à leur promettre de faire révoquer l’ordre de départ. On le saisit de force, on le place sur un bouclier, on lui met sur la tête, faute de diadème, un ornement militaire, et le voilà empereur. Toute cette scène que M. de Broglie regarde comme une pièce de théâtre composée par un grand artiste en intrigues est au contraire dans Ammien Marcellin aussi simple qu’admirable; depuis le commencement jusqu’à la fin, Julien n’a rien négligé de ce qui pouvait amortir l’effet d’un ordre suprême qui était insensé. Avec un désintéressement qu’il ne faut pas trouver suspect par cela qu’il est héroïque, il a lutté jusqu’au bout, comme autrefois Germanicus dans une situation semblable, dont Tacite a dit : Quanto summœ spei propior, tanto impensius pro Tiberio niti. En général il faut se garder de prêter aux grands hommes des motifs vulgaires et de les ramener tous à la même mesure. Nous ne prétendons pas que Julien n’ait pas eu d’ambition; mais assurément cet original génie en avait une qui n’était pas ordinaire. Il y a dans l’ambition bien des degrés, et l’on peut aspirer à autre chose qu’à des honneurs, au pouvoir, au trône. L’enthousiaste disciple des philosophes était bien plus porté à vouloir étonner le monde par ses vertus et par l’éclatante nouveauté de son désintéressement. La gloire d’un Galba, d’un Othon et de tant d’autres généraux proclamés empereurs par leurs soldats ne tentait pas son orgueil, qui avait de plus hautes visées. Le succès ne valait pas les périls que l’entreprise lui faisait courir. D’ailleurs il savait que le pouvoir suprême irait un jour facilement à lui, qu’il était le seul héritier de Constance, qui n’avait pas d’enfant. Enfin n’y avait-il point autour de lui dans le monde entier, de Constantinople, d’Athènes à Lutèce, comme une immense conspiration de faveur pu-